Ce vendredi 13 décembre, pas de soleil sur Nice.
De toute façon, personne n’est pas là pour se dorer la pilule sous le ciel azuréen.
Aujourd’hui, au tribunal correctionnel, c’est le procès tant attendu des pratiques illégales entourant les cartouches pyrotechniques de catégorie P2. Ces cartouches dites de « déroctage » représentent un type bien précis d’explosifs qui s’est largement répandu sur les chantiers de travaux publics car plus faciles à mettre en œuvre que la dynamite et autres explosifs plus classiques. Leur utilisation moins contraignante est conditionnée toutefois par l’obtention d’une formation dispensée par un organisme légalement agréé en France.
Et cet agrément, justement, la société Capral ne l’a jamais obtenu. La PME niçoise a formé durant de longues années pas moins de 1600 ouvriers. Deux demandes d’agréments seront pourtant déposées par leur responsable. Sans jamais aboutir. L’une, car Capral refusera de s’acquitter des 4800€ HT requis pour financer l’audit d’agrément. L’autre, soldée par un rejet de l’organisme auditeur qui relèvera pas moins de 43 insuffisances : durée de formation trop courte (8h au lieu de 2 jours dans les organismes agréés), enseignement insuffisant des risques induits pas ces explosifs, aucun examen validant la bonne compréhension des enseignements, aucune traçabilité des personnes formées…
Malgré la non validation de son agrément, Capral continue de former, se prévalant d’un obscur mandat que lui aurait d’abord fourni un organisme britannique, puis une école allemande d’explosifs, la Sprengschule.
Ce mandat, issu d’un autre pays européen, les autorités françaises ne lui reconnaissent aucune légalité. Capral est rappelé à l’ordre au fil des années par le ministère chargé de la sécurité industrielle, la Dreal, les préfectures de Corse, de Lozère, de Haute-savoie… Rien n’y fait, Capral s’entête et poursuit ses formations contre vents et marées.
En 2023, Capral et ses deux co-gérants (Jean-Paul Campani et son poulain Thomas Garnier) sont mis en examen. Pour tromperie et pratiques commerciales trompeuses envers l’ensemble de leurs clients. Des dizaines d’entreprises du BTP ont sollicité Capral pour former leurs salariés. Mais aussi et surtout, il leur est reproché d’avoir involontairement été à l’origine des blessures de Kévin, cordiste gravement blessé en 2021 par un impact de roche suite à l’utilisation de cartouches P2.
Kévin avait été formé par Capral.
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Sur cet accident, lire l’enquête très complète du journaliste Franck Dépretz : LIRE ICI SUR LE SITE BLAST
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Les débats
Après avoir rappelé l’ensemble de ces faits, la présidente du tribunal ouvre le procès.
Pour marquer la position du tribunal et couper court à d’interminables débats, elle précise un fait important. Le 6 mai 2024, un arrêt du Conseil d’État a déjà tranché sur la supposée légalité des formations Capral :
« contrairement à ce que prétend la société Capral, la seule circonstance qu’elle ne délivre pas elle-même de certificats de formation ou d’habilitations au terme des formations qu’elle assure ne saurait la dispenser d’être elle-même préalablement agréée. Il est constant qu’elle n’est pas elle-même titulaire d’un tel agrément. Par suite, nonobstant le contrat qu’elle avait conclu avec une société agréée par les autorités allemandes, elle n’est pas fondée à soutenir que la décision litigieuse méconnaît les articles R. 557-6-13 et R. 557-6-14 du code de l’environnement. »
Les questions aux deux prévenus commencent.
D’abord à M. Campani, le gérant historique de Capral.
Malgré ses honorables 79 ans, et une certaine bonhomie, ses réponses peinent à passer. La présidente le coupe régulièrement et revient plusieurs fois avec la même question : « Pourquoi n’avez-vous jamais terminé la procédure de demande d’agrément ? » « Certaines questions dans la procédure étaient incompréhensibles et l’administration ne me répondait pas », rétorque M. Campani.
Et pourtant… Thomas Garnier a, de son côté, commencé à voler de ses propres ailes en obtenant l’agrément dans une autre entreprise. S’il tente de défendre son mentor, impossible de nier l’évidence : le fameux agrément soi-disant inaccessible, il l’a bien obtenu, lui…
La magistrate poursuit.
Sur les soi-disant examens que M. Campani prétendait faire passer à ses stagiaires à l’issue des formations, une copie des résultats est-elle disponible ? Non.
Sur la soi-disant remise d’un manuel aux stagiaires ? Pas de preuve non plus.
Sur la traçabilité permettant de savoir quel formateur a formé quels stagiaires ? Toujours rien.
La liste des personnes formées ? « Non, nous on transmet tout à la Sprengschule allemande. On ne garde pas de copie. »
Maître Stéphane Teyssier, l’avocat de Kévin, de l’association et du syndicat des cordistes emmène les prévenus sur un autre terrain. Année après année et dans une multitude d’articles de presse, M. Campani n’a cessé de minimiser, voire de nier, la dangerosité des cartouches P2 : « ce ne sont pas des explosifs », « Aucune projection », « permet d’atteindre les mêmes objectifs qu’avec un explosif traditionnel, les contraintes administratives et de sécurité en moins. »
« Est-ce ce contenu-là que vous enseignez en formation ? », demande l’avocat. M. Campani balbutie une réponse difficilement compréhensible, laissant transparaître son embarras.
Le procureur renchérit en questionnant ces dangereuses déclarations dans la presse. « On ne peut quand même pas prendre à la lettre ce qu’on dit dans les press-médias [sic] », répond l’accusé.
Le procureur demande au gérant ce qu’il envisage de faire dans l’hypothèse où il serait relaxé et qu’il n’écoperait pas d’interdiction d’exercer. M. Campani demanderait-il enfin l’agrément ? Assurément non. « Je continue avec la Sprengschule ! »
Des regards autant amusés que médusés se croisent dans toute la salle.
Place aux avocats des parties civiles
L’avocate de deux entreprises lésées présente les demandes indemnitaires de ses clientes. Puis, vient la plaidoirie de l’avocat de Kévin et des cordistes.
Stéphane Teyssier commence par un rappel de contexte glaçant. En France, trois travailleurs et travailleuses perdent chaque jour la vie au travail. Des accidents d’autant plus en hausse qu’année après année les mesures du gouvernement se succèdent pour réduire les contraintes imposées aux employeurs en libéralisant toujours plus le travail. Cela s’est traduit par l‘inversion de la hiérarchie des normes, le droit à l’erreur, la suppression des CHSCT… Quand s’ajoute par-dessus ces mesures une quasi-absence de poursuites pénales en cas d’accident du travail, cela favorise le sentiment d’impunité de certains employeurs…
Me Tyessier égraine ensuite toutes les imprécisions et contradictions des prévenus et dénonce le fait qu’il ne peut y avoir, dans la bouche des employeurs, qu’un seul responsable : la victime elle-même. Il rappelle, enfin, en quoi la communication publique de Capral a contribué à distiller durant de nombreuses années et dans tout le BTP une appréciation déformée et minorée de la dangerosité réelle des explosifs P2. Dans l’entreprise CAN, en 2018, Régis, lui aussi cordiste, perd la vie avec des cartouches P2. Là-bas, on en parlait comme… de simples « gros pétards ». En conséquence, Régis n’avait pas eu la chance de connaître les mauvaises formations Capral : lui n’avait reçu aucune formation.
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NDRL : l’audience de l’accident de Régis se tiendra le vendredi 7 mars 2025, devant le tribunal correctionnel de Grasse.
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Viennent les réquisitions du procureur
Durant près d’une heure, le procureur s’attelle à recoudre minutieusement, étape après étape, chaque élément du dossier.
Il cite des extraits entiers de la décision du conseil d’État, pour mieux couper court au pseudo-débat sur la légalité des formations Capral. Il rappelle que 1600 travailleurs auraient été formés par Capral, mais personne ne connaît leur identité. Autant de travailleurs qui, aujourd’hui encore, continuent de manipuler ces explosifs sans même savoir que leur formation ne leur en donne pas légalement le droit. Et surtout, ne leur donne pas les compétences requises pour le faire en sécurité.
Capral fut une petite niche économique qui représenta à elle seule jusqu’à 83 % (en 2019) des parts sur le marché de la formation à la manipulation des cartouches P2, selon la longue enquête réalisé initiale réalisée par un expert de la répression des fraude sous l’autorité de la DGPR. Sur la période comprise entre 2011 et 2020, c’est un business qui lui a permis d’engranger (illégalement) environ 900 000 € .
Le procureur conclue en demandant au tribunal de désigner coupables les prévenus de tous les faits reprochés.
Il requiert les condamnations suivantes :
Pour Jean-Paul CAMPANI :
● 24 mois d’emprisonnement assortis d’un sursis probatoire conditionné à une obligation d’indemniser les victimes.
● Confiscation des sommes saisies (85 000€)
● Interdiction professionnelle d’exercer toute activité en lien avec les explosifs, pendant 10 ans
● Publication du jugement dans Nice Matin + un autre journal de presse nationale
Thomas GARNIER :
● 12 mois d’emprisonnement assortis d’un sursis probatoire conditionné à une obligation d’indemniser les victimes
● Confiscation des sommes saisies (2000€)
● 5000€ d’amende
● Publication du jugement dans Nice Matin + 1 journal de presse nationale
CAPRAL (personne morale) :
● 100 000€ d’amende
●Interdiction professionnelle d’exercer toute activité en lien avec les explosifs, pendant 10 ans
L’audience se conclu avec les plaidoiries des avocats Capral (et Ouest-Acro)
Pendant plus d’une heure, l’avocat de Capral tente de démontrer en quoi la réglementation française serait contraire au droit européen. En quoi « l’administration », telle une entité monolithique et technocratique, aurait pris la société Capral comme bouc émissaire en refusant d’octroyer son agrément, puis en l’empêchant d’exercer sans cet agrément.
Avant de demander la relaxe pure et simple de son client, l’avocat de M. Campani s’étonne de la présence d’une des parties civiles.
En effet, le matin même et à la surprise de tous, les parties civiles reçoivent les conclusions de maître Maria-Claudette Aulon-Ponton. Avocate historique du Syndicat français des entreprises de travaux en hauteur SFETH (devenu France Travaux sur Cordes, FTC), elle représente la société Ouest Acro.
Cette entreprise de travaux en hauteur qui employait Kévin est mise en cause dans deux procédures pour ses responsabilités directes dans l’accident. Ouest Acro s’est décidée à la dernière minute de se constituer partie civile.
Quelque peu contradictoire, l’avocate demande de reconnaître l’illégalité, et donc le caractère lacunaire des formations achetées par sa cliente, qui se sent ainsi lésée. Mais « en même temps » (comme dirait l’autre), elle s’attelle à démontrer avec détermination en quoi Kévin est bien le responsable principal de son accident. La constitution de partie civile de Ouest Acro ne trompe personne. Pourtant, quand l’avocate de Ouest Acro tente de démontrer que son client a été trompé par Capral, la présidente la reprend.
Elle lui rappelle que le dossier comprend plusieurs éléments démontrant qu’avant l’accident, le dirigeant de Ouest Acro avait été clairement alerté sur l’illégalité et la dangerosité des formations de Capral.
Reprenant ces constations, maître Michel Lopresti, avocat de Capral, s’amuse de cette constitution de partie civile pour le moins opportune. « De quoi a-t-elle été trompée si elle était déjà au courant ? »
Ce 13 décembre 2024, au tribunal de Nice, il semble qu’une page se tourne enfin sur les pratiques dangereuses entourant l’utilisation des articles pyrotechniques de catégorie P2.
Articles pyrotechniques qui sont bel et bien des explosifs.
Explosifs qui comportent bel et bien de graves dangers pour les travailleurs qui les manipulent.
Voilà pourquoi des mesures strictes et toute la réglementation applicable doivent être scrupuleusement respectées.
Pour que plus jamais d’autres ouvrières et ouvriers ne puissent subir le drame qu’a connu Kévin ou celui qui a emporté Régis.
Le délibéré sera rendu le 10 janvier 2025.