Un samedi à Bazancourt
Accrochés sur le grillage de l’usine, un bout de corde, un casque, un mousqueton, une sangle. Juste en dessous, une plaque funéraire grise, posée à même le gris du bitume. « A notre ami regretté ». Autour, les flammes de quelques bougies vacillent dans le vent. Je dépose une fleur parmi les autres, dans un silence total. Puis je retourne prendre place dans la masse des gens qui se recueillent. L’émotion est palpable. Et pour cause, derrière cet autel improvisé et provisoire, à 150 mètres, en plein dans le champ de vision, se dresse l’ensemble de silos où Quentin a trouvé la mort. C’était il y a trois mois. Les pensées et les regards convergent en une communion de peine.
Le moment dure
À quelques-uns, nous rompons l’immobilité. Nous retournons vers le fond du parking, où est installé notre lieu d’accueil, fait de bric et de broc. Trois tables de camping chargées de thermos de café, de bouteilles de jus de fruit, de biscuits secs bon marché. La grand-mère de Quentin viendra y ajouter quelques gâteaux de sa fabrication. Deux enceintes sont reliées à une petite sono, à l’abri dans une camionnette aux portes grandes ouvertes. Plus loin, au bout de la rallonge électrique, pétarade le groupe électrogène.
Peu à peu chacun s’arrache à son recueillement et vient nous rejoindre, d’un pas lourd et lent. Fred prend la parole pour annoncer une minute de boucan, en hommage aux victimes. Un instant de vacarme pour ne pas rester dans l’attitude empruntée et solennelle du deuil. Pour remettre la vie au centre de la journée. Résonnent alors des klaxons, une sirène, des tambours, des casseroles. Ceux qui n’ont rien tapent dans leurs mains. Une salve d’applaudissements ponctue cette minute cacophonique. Des sourires se dessinent. Il est plus facile dès lors de passer aux tours de parole.
Marion commence en lisant un texte dédié à Arthur, son compagnon décédé à 500 mètres de là, en 2012. Fanny enchaîne avec un hommage à Vincent, enseveli le même jour. S’ensuivent d’autres interventions, spontanées. Le dialogue s’instaure. Un micro circule. La journée s’anime.
Des bâtons dans les roues
C’est d’autant plus réjouissant que l’organisation de ce rassemblement ne s’est pas déroulée dans une quiète fluidité. À quelques uns nous avions, fin juillet, approuvé l’idée de Fred. Un laconique « TOUS À BAZANCOURT ! ». Le projet, hâtivement validé, a été promptement annoncé. Les interrogations, quant aux nombreux obstacles légaux et organisationnels ne sont venues qu’ensuite. Comme le fait que les organisateurs ne se connaissent pas tous et habitent aux quatre coins de la France.
Sollicitée, la direction de Cristanol se réfugie derrière les desiderata de la famille. En dépit de sa profonde affliction, Frédérique, la marraine de Quentin acceptera le rôle d’intermédiaire entre le directeur et nous. Qu’elle en soit infiniment remerciée. D’autant que ses nerfs ont été soumis à rude épreuve par M. Mangion, le directeur, qui, voyant l’événement arriver, ne cessait de l’interpeller, affermissant ses exigences sous couvert de sécurité.
Entre l’expression d’une compassion sirupeuse, et les formules de politesse convenues, son inquiétude affleure. Combien serons-nous ? Inquiétude qui tend vers la crainte. Qui sera là ? Il n’hésite pas à demander une liste nominative des participant.es.
Frédérique a même reçu des appels d’une fonctionnaire de police des Renseignements Territoriaux. Ses questions reprennent point par point les questions d’un des mails du directeur. Elle s’inquiète du contenu de la journée, compte tenu de la large plage horaire : 10h-16 h. Son souci principal consiste à prévoir au plus juste les effectifs à déployer sur un tel laps de temps. Des effectifs de quoi ? Aurait-on projeté, avec les quelques membres d’une famille éplorée, de mettre l’usine à sac ? Mieux, la ville à feu et sang ? On sent que pour sa tranquillité, l’hommage devrait être réglé en cinq sec. Dépose de gerbe, minute de silence, et tchao, tout le monde rentre chez soi. Elle aussi réclame la liste des participant.es. Un relent de vichysme me monte au nez. À force d’atermoiements, la tant convoitée liste ne sera pas transmise. La morale libertaire est ainsi sauve.
Répondre à l’une comme à l’autre relève de l’exercice de diplomatie. D’un côté, ne pas céder aux demandes liberticides et aux exigences castratrices, de l’autre ne pas montrer l’agacement que suscitent de telles demandes. Je n’oublie pas que l’usine est un site classé Seveso, que le plan Vigipirate est à son maximum, et que nous sommes toujours sous le régime de l’état d’urgence. Le moindre petit faux pas pourrait nous faire interdire la tenue de la journée. Je pense que c’était le but inavoué de cette sollicitude assidue. La question qui me brûle alors, je la pose maintenant : depuis quand la force publique financée par les contribuables est-elle censée assurer la sécurité d’un événement sur un lieu privé ? A savoir le parking d’une usine générant des millions d’euros de profit. La prochaine fois que vous organisez une bouffe chez vous, n’hésitez pas à solliciter la protection policière. Ce quasi-harcèlement durera jusqu’à la veille du rassemblement. La grosse industrie et la police du renseignement main dans la main…
Sur les lieux du drame
L’arrivée à Bazancourt, a fortiori devant l’usine, ne se déroule pas sans émotion. La pression précédemment décrite y plante une pointe d’angoisse, de fébrilité. Je ne suis pas revenu sur ces lieux depuis le 21 juin. Je les ai quittés abattu par le drame qui s’y est déroulé. Mais cette émotion n’est rien en regard de celle que vivent les proches de Quentin, lorsqu’ils arrivent ici.
Ce lieu a vu mourir, a fait mourir leur fils, leur frère, leur petit-fils, leur neveu, leur cousin… Pour preuve, au cours de la journée, tout au fond de l’arc de cercle qui s’est formé devant notre improbable tribune, s’élèvera une voix lointaine, vibrante de chagrin, tremblante de sanglots. Celle d’une tante de Quentin : « Je ne peux plus rester comme ça avec cette douleur. La moitié de ma famille n’a pas voulu venir tellement ils ont le cœur retourné. Je ne sais pas où on a trouvé la force de venir. Je ne sais pas où on a trouvé cette force. Notre vie, elle a basculé. C’était dramatique. »
À peine descendu du camion, je passe vite à des choses pragmatiques qui ne laissent pas de place aux états d’âme. Il faut que je rencontre M. Mangion. Il a insisté pour nous transmettre de vive voix les derniers éléments de sécurité. Il est conciliant, nous réservant une grande partie du parking, délimitée pour l’occasion. L’activité de l’usine a été ajournée. Aucun camion ne circulera.
« Les médias se déplacent pour n’importe quoi! Mais pas pour la mort de trois jeunes !»
Cette phrase tranche le silence.
En effet on peut pas dire que nous ayons été harcelés par les médias. Nous en avons pourtant contacté un certain nombre, souhaitant donner un peu d’écho à notre événement. L’Union a fait le job. La cousine de Fanny y travaille. Le rassemblement a été annoncé deux fois la semaine précédente. Le jour même, quelques lignes sur le net signalaient notre présence. Le lendemain, dimanche, paraissait un article dans le journal. La mère d’un collègue m’avait demandé si France Bleu, intéressée par le sujet, pouvait venir. Bien sûr. On les attend encore.
Traditionnellement, lorsqu’un événement est annoncé par l’Union, France 3 Champagne se déplace. Pas cette fois-ci. Fred était en communication avec un reporter de Là bas si j’y suis. Notre profession a retenu son attention. Nous échangeons quelques mails. Finalement, j’apprendrai par la bande que Là bas ne sera pas là. La Brique elle-même, invitée, a répondu que personne ne pourrait venir. Au moins est-ce annoncé clairement, sans ambages. Ma présence ne saurait tenir lieu de succédané. En tant qu’organisateur et participant, je n’ai aucunement qualité d’observateur objectif, ni impartial.
Tout au long de la journée, un gars va et vient, caméra en main. Il prend des plans. Capte les interventions. Interviewe des participants. C’est Xavier, un pote vidéaste indépendant qui est venu spontanément, sans contrepartie, de son 93. Coïncidence ou clin d’œil du destin, après des années sans un contact, il m’a appelé le jour des obsèques de Quentin. J’étais sur le chemin du retour. Moi qui ne réponds quasiment jamais au téléphone, là, coincé dans un embouteillage sur la rocade de Caen, j’ai décroché, malgré le numéro inconnu qui s’affichait.
Du côté des employeurs, on ne se bouscule pas non plus au portillon de l’humanité. Cordial et Gémo, les deux boîtes d’intérim employant les cordistes sur le chantier fatal, n’ont même pas pris la peine de répondre à l’invitation que je leur ai adressée. Aucun membre d’ETH, l’entreprise pour laquelle nous travaillions, y compris Quentin, ne s’est déplacé. J’imagine que pour des PME, se mettre en porte à faux avec le géant Cristal Union, c’est un peu insulter l’avenir économique.
Un demi échec
D’autres absents marqueront cette journée : les cordistes eux-mêmes. Sur 80 personnes, environ la moitié sont des proches ou de la famille des victimes. Une dizaine d’entre nous étaient sur le chantier le 21 juin. Reste environ 30 cordistes solidaires. Certes, ceux-là sont à saluer, car venus pour beaucoup de loin. De la région parisienne, de Chartres, de la Drôme, de Marseille…
Certes, ils sont représentatifs des avancées de la profession. D’aucuns sont impliqués syndicalement. D’autres interviennent auprès des instances patronales, notamment au niveau de la mise en sécurité et de l’analyse des risques. Des formateurs, rouages essentiels dans le métier, sont présents également.
Mais la masse n’est pas là. Alors que Charles, au micro, se réjouit de la tenue de ce rassemblement, premier du genre, une voix s’élève : « On est combien de cordistes là ? On est une vingtaine de cordistes. Faire bouger les choses c’est bien. Mais c’est pas à vingt qu’on va changer quoi que ce soit. On voit les mecs sur Facebook qui sont en train de brailler, qui sont jamais contents, y a rien qui va. Par contre, ils sont là ? Non ! ». C’est Maxime, 21 ans. On lui tend un micro, le dialogue s’engage. Il n’a pas tort. D’un autre côté, on ne lève pas une armée, même de mécontents, sur un claquement de doigts. Dès les prémices de l’organisation, Fred avait affirmé: « On sera 400 sur le parking. » Exercice d’auto-persuasion ou optimisme béat ?
Sur la page Facebook Je suis cordiste et j’ai un truc à dire, 3692 inscrits. Il tablait sur un gros 10%. Sauf que la mobilisation des militants d’une cause n’est pas qu’une affaire d’arithmétique. Sur ce site, un fait m’avait sauté aux yeux. L’annonce du rassemblement, pourtant épinglée en tête de page depuis le 1er août, revendique à ce jour 81 mention J’aime. Pendant cette période, circule l’image d’un Minion (petit bonhomme moche de dessin animé) équipé en cordiste. Elle arborait déjà début août 177 mentions j’aime. Le regard peut sembler cruel. Ce n’est qu’une anecdote.
Quoiqu’il en soit, si la profession veut grandir, elle ne pourra pas s’exonérer de dresser l’inventaire de ses propres carences.
Le haut du panier
Pour l’heure, la profession montre sa force et son intelligence. Au micro les interventions se succèdent. Jamais le discours ne se fait manichéen. Les remises en question sont nombreuses et les positions argumentées. Sont-ce les mêmes bonhommes qui triment sur les chantiers pour des SMIC améliorés?
Des constat lucides y sont présentés. « On a le droit d’aspirer à rentrer chez nous le soir en un morceau. Je dis aux jeunes avec qui je bosse, posez-vous la question : est-ce que je suis en sécurité ou pas ? Un critère tout bête : quand je rentre chez moi le soir est-ce je peux raconter à ma femme, à mes enfants ce que je suis en train de faire, ce que je vais faire, sans passer pour un fou ? On n’est pas des acrobates. On n’est pas des cascadeurs. On est des professionnels. » Charles martèle ces paroles avec clarté, la main sur le cœur.
Les échanges tournent autour des spécificités du métiers, des risques inhérents aux chantiers, des points de sécurité litigieux. Il serait assez abscons d’en lister ici le détail. Parfois, au détour d’une analyse purement professionnelle, le discours s’échappe vers des considérations plus sociales et politiques. C’est Roger qui s’exprime. On ne peut pas le soupçonner d’être un tribun révolutionnaire aguerri. Le gars est nerveux, la diction est heurtée. Le propos n’en est que plus sincère et authentique , exempt de quelque intention de prosélytisme: « On est dans un monde qui marche sur le profit. Qui marche sur l’argent. Et dans le boulot ça se traduit par une pression. Une pression au rendement ». « Le principal c’est de trouver des formes d’organisation entre nous pour réussir à construire des rapports de force face à nos employeurs. Au final, c’est eux qui tirent les profits de notre boulot. Nous on est juste là pour vendre notre force de travail, et eux ils tirent les profits de notre boulot. » Au-delà des problématiques inhérentes à chaque corps de métier, les problèmes et les dysfonctionnement dans le monde du travail prennent source dans ces quelques mots jetés à la volée, un samedi matin sur un parking d’usine : profit, argent, pression, rendement. Mais, plus réjouissant, viennent aussi ceux qui portent en eux les germes d’une résistance : organisation, construire des rapports de force.
16 heures approche. La famille de Quentin a quitté les lieux il y a un moment déjà, éprouvée, mais soulagée. Les proches d’Arthur et Vincent sont partis également. Restent quelques cordistes, ferraillant sur des points de sécurité, des spécificités techniques. La pluie qui nous a épargnés tout le jour se fait menaçante. Conformément à nos engagements à 16 heures pile nous levons le camp. Conformément à nos engagements, derrière nous le parking est demeuré propre.
Pas une goutte d’alcool n’a circulé durant ces 6 heures de présence. Sans rien céder au fond ni à la force du propos, les paroles n’ont pas un instant versé dans l’outrance ou l’invective.
« L’ambiance cordiste » n’évoquant pas en général les Nocturnes de Chopin, ce simple constat est source de satisfaction. Ne serait-ce que de ces points de vue éthiques et organisationnels, cette journée serait déjà un succès. De l’avis général, elle le fut bien au-delà.
Comme nous l’avions écrit dans le visuel annonçant le rassemblement, nous avons été fiers, dignes, unis, responsables. Exemplaires, j’ai envie d’ajouter.
Éric Louis
Source: https://www.labrique.net