Vendredi 13 décembre, Kévin, un cordiste gravement blessé dans un accident de travail, ainsi que l’association Cordistes en colère cordistes solidaires et le syndicat Solidarité Cordistes seront parties civiles lors d’une audience au tribunal correctionnel de Nice.
Ce jour-là, et après un premier report d’audience en mars dernier, la société Capral et ses deux responsables légaux seront jugés pour blessures involontaires par violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence, pratiques commerciales trompeuses, et tromperie sur une prestation de service entraînant un danger pour la santé de l’homme. Le tout en lien avec la délivrance de formations à l’utilisation de cartouches pyrotechniques de catégorie P2, sans disposer de l’agrément nécessaire en France.
Pour comprendre, il faut notamment remonter au 15 septembre 2021
Ce jour-là, Kévin échappe de peu à la mort alors qu’il travaille à la sécurisation de falaises au-dessus du barrage EDF de Mizoën, en Isère. Embauché par la société de travaux sur cordes Ouest Acro, Kévin a pour mission de mettre en place et de déclencher l’explosion de cartouches pyrotechniques P2 afin de fragmenter certains blocs rocheux. En fin de journée, un dernier tir projette violemment une pierre au niveau de la tête de Kévin. À peine conscient et gravement blessé, il est héliporté en urgence à l’hôpital de Grenoble avec un pronostic vital engagé.
Sur le chantier, Kévin était le seul formé pour l’utilisation de ce type d’explosif.
Mais formé en une seule journée par la société Capral.
Les cartouches pyrotechniques de catégorie P2 (dites « cartouches de déroctage ») sont couramment utilisées sur les chantiers du BTP pour fragmenter des blocs rocheux ou du béton. Contrairement aux idées reçues, ce matériel peut exposer à de graves dangers. Bien que déflagrant et non détonant, il s’agit d’un produit explosif.
Plusieurs accidents graves sont survenus dans le cadre de l’utilisation de ces cartouches.
Étant donné cette dangerosité, leur utilisation est strictement réglementée, soumise à :
- une formation « P2 » obligatoirement dispensée par un organisme agréé en France (articles R557-6-1 à R557-6-15 du Code de l’environnement) ;
- l’obligation de détenir un certificat de préposé au tir (articles R4462-1 à R4462-36 du Code du travail et décret n° 87-231 du 27 mars 1987).
Qui est la société Capral et pourquoi ce procès ?
Pourtant, dès 2016, les services de la Dreal confirmaient dans un courrier que :
« – ni Monsieur Jean-André CANAVELLI ;
– ni Monsieur Jean-Paul CAMPANI ;
– ni la société CAPRAL ;
ne sont autorisés à délivrer un certificat de formation ou une habilitation (et implicitement une formation) pour la manipulation et l’utilisation d’article pyrotechnique de catégorie P2, sur l’ensemble du territoire de la France.
En effet, ces personnes et cette société ne figurent pas dans la liste des organismes officiellement agréés par le ministère en charge de la sécurité industrielle pour délivrer ce type de certificats ou d’habilitations sur l’ensemble du territoire de la France. »
Et pour cause, le Code de l’environnement est clair à ce sujet.
Une formation est obligatoire pour acheter, transporter, stocker, manipuler et utiliser ces articles pyrotechniques de catégorie P2 (art. R 557-6-13). Et cette formation doit être suivie auprès d’un organisme agréé par le ministère chargé de la sécurité industrielle (art. R 557-6-13 et R557-6-14).
De son côté, la société Capral n’a jamais reçu un tel agrément.
En mai 2017, elle dépose bien un dossier de demande d’agrément, mais reçoit une réponse défavorable de la part du ministère en charge de la sécurité industrielle.
Capral change alors son fusil d’épaule et prétend qu’un agrément reçu d’une société allemande (la Sprengschule) lui donnerait le droit de dispenser des formations sur le territoire français.
Questionné à ce sujet par Franck Dépretz (journaliste au média Blast), le ministère s’est montré de son côté formel sur le caractère erroné de cette lecture dans un document que nous nous sommes procuré : « un organisme qui serait agréé dans un autre État membre ne peut pas exercer en France l’activité conduisant à la délivrance de certificat de formation, s’il n’est pas agréé pour délivrer des certificats de formation ou d’habilitation en France par le Ministère en charge de la sécurité industrielle. »
Le ministère précise même son propos : « les personnes formées par Capral ne sont pas autorisées, en France, à manipuler et à mettre en œuvre des articles pyrotechniques P2 ».
Au moment de l’accident de Kévin, seuls deux centres de formation sont agréés en France pour pouvoir dispenser de telles formations.
La société Capral n’en fait pas partie.
Pourtant, ce sont bien des centaines et centaines de salariés que Capral a formés en France durant de nombreuses années.
Il faut dire que les formations dispensées par Capral étaient alléchantes pour nombre d’entreprises du BTP. Proposant une formation en une seule journée au lieu des deux à trois jours exigés par les organismes agréés par les autorités françaises, et des tarifs jusqu’à deux fois moins élevés, beaucoup d’employeurs du BTP ont succombé à la tentation.
Pourtant ce ne sont pas les rappels sur la réglementation applicable qui manquaient :
- courrier du ministère de l’Environnement adressé en 2016 à l’ensemble des organisations patronales du BTP ;
- alerte du syndicat des fabriquants d’explosifs (SFEPA) ;
- alerte de la Chambre des métiers et de l’artisanat ;
- mesures spécifiques à respecter en Corse par un arrêté inter-préfectoral de 2017.
Mais en face et malgré tous les rappels à l’ordre, la société Capral n’en démord pas.
Selon elle, ses formations sont parfaitement réglementaires en France et elle s’attache à le faire savoir. Les opérations de communication se multiplient avec plusieurs articles de presse locale qui relatent le déroulé de telle journée de formation, de telle démonstration de tir d’explosif…
Les cartouches P2 sans projections et sans danger ?
Pire encore, au travers des nombreuses opérations commerciales c’est la dangerosité même de ce type de matériel qui est minimisée par la société Capral. Car, en plus de former des utilisateurs, son business est aussi de vendre des cartouches pyrotechniques P2.
Dans une vidéo promotionnelle, toujours en ligne sur son site internet, elle explique que les cartouches P2 permettent de « casser la roche sans danger».
Dans Nice Matin du 25/06/2020, la société Capral l’affirme : « Impossible de les utiliser [les cartouches P2] pour faire un attentat ou pour se blesser. En plus, le produit est bon marché ».
Dans la Dépêche du 17/11/2022, on lit l’article « « L’explosif qui n’en est pas un » testé dans la carrière d’Ornolac », où Jean-Paul Campani, qui dirige la société Capral, explique comment selon lui une cartouche P2 « va permettre de casser les rochers sans projection, sans onde de choc et sans souffle ».
Sans projections et sans danger ?
Combien d’accidents touchant des ouvriers ont justement eu lieu par de violents impacts de roche reçus à la tête après des tirs de P2 ?
Avant Kévin, c’est un drame insoutenable qui, en août 2018 a fait perdre la vie à Régis.
Jeune papa de 38 ans et lui aussi cordiste, Régis n’avait de son côté reçu aucune formation. Même pas une formation à bas coût. Rien. Considérées comme de simples gros pétards dans son entreprise, les cartouches P2 y étaient utilisées par de nombreux salariés dont aucun n’était titulaire d’une formation adaptée. Régis est mort sur le coup. À ce sujet, on peut lire la longue enquête réalisée par le journaliste Franck Dépretz en novembre 2021 dans le journal Blast. Mais aussi le documentaire vidéo accompagnant cette enquête.
Encore avant, sur un chantier en Corse en octobre 2015, c’est un ouvrier du BTP, lui aussi formé par Capral, qui avait été victime d’un accident alors qu’il manipulait des cartouches P2. Il intervenait sur une cartouche qui n’avait pas fonctionné quand celle-ci lui a soudainement éclaté au visage, lui occasionnant de graves lésions y compris aux yeux.
Pour ne plus exposer la vie et la santé des ouvriers
À la suite de son accident et malgré un pronostic vital engagé, Kévin s’en sort miraculeusement après deux semaines de coma et plusieurs opérations. Près de trois ans plus tard, il conserve de lourdes séquelles. Perte d’audition, perte de préhension, perte de mémoire,… Puisqu’il ne peut plus exercer son métier de cordiste, son employeur le licencie en décembre 2022 pour inaptitude à son poste.
En plus de se constituer partie civile dans le cadre des poursuites contre la société Capral, Kévin poursuit également son ancien employeur, la société Ouest Acro. Deux procédures sont menées en parallèle devant le conseil des prud’hommes de Chambéry et le pôle social de Grenoble (audience le 9 janvier prochain) pour manquement aux obligations de sécurité et pour faire reconnaître la faute inexcusable de l’employeur.
À la suite de ces multiples accidents, l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires et le syndicat Solidarité Cordistes ont diffusé largement plusieurs alertes sécurité afin de sensibiliser les salariés et leurs employeurs sur les dangers de ces cartouches et sur les mesures à respecter impérativement.
Les alertes ont également été transmises à l’ensemble des unités de contrôle de l’inspection du travail, à l’ensemble des agences de l’OPPBTP, ainsi qu’aux centres de formation des cordistes. Mais aussi au ministère chargé de la sécurité industrielle, et aux parquets de Nice et de Grenoble dans le cadre des accidents de Régis et de Kévin.
Aux côtés de Kévin, l’association et le syndicat se sont constitués parties civiles afin de faire reconnaître le tort important causé par les pratiques de la société Capral à l’intérêt collectif des travailleurs et travailleuses cordistes.
Tous seront représentés vendredi 13 décembre par leur avocat maître Stéphane Teyssier.
À cette occasion, l’association et le syndicat appellent à un rassemblement devant le tribunal correctionnel de Nice afin de dénoncer les pratiques de la société Capral.
Et plus largement, pour dénoncer le manque de sécurité, le manque de moyens et les trop nombreuses négligences de la part des employeurs sur les chantiers du BTP.
Le BTP qui tristement reste année après année le secteur le plus lourdement touché par les accidents et les morts au travail.
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