PRESSE / TÉMOIGNAGE – Grégory, ouvrier-cordiste : s’organiser, se défendre et se bagarrer

Paru le 13/06/2023 dans la revue BALLAST


En mars dernier, le PDG du groupe Jarnias, spécialisé dans les travaux en hauteur, pérorait sur un plateau : « On est au sommet de l’Aiguille du Midi, au sommet de la Tour Eiffel, au sommet des grandes cheminées industrielles… On a l’habitude de dire qu’on rend accessible l’inaccessible. » Pendant longtemps, l’unique syndicat vers lequel un cordiste pouvait se tourner était une structure patronale, qui fédère et défend les entreprises de travaux sur corde, et non leurs travailleurs. Depuis fin 2018, l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires souhaite pallier cette carence. Dans un village des Cévennes, nous avons rencontré Grégory Molina, membre et fondateur de l’association. Sur la table qui nous sépare, il y a un enregistreur, deux verres, un carnet et un livre sur les morts au travail — « saine lecture », commente sobrement le cordiste. Récit d’un quotidien fait de débrouille, de chantiers et de lutte.


Par choix, j’ai toujours travaillé en intérim.

J’ai 36 ans. Jusqu’à la création de l’association Cordistes en colère, cordistes solidaires, il y a quatre ans, le boulot avait jamais été au centre de ma vie. Maintenant, mes activités associatives, syndicales et militantes sont centrées sur le travail — j’y reviendrai.

Avant d’être cordiste, j’ai été électricien pendant une dizaine d’années, dans des usines autour de chez moi. J’avais envie de changer, j’avais fait le tour du métier. Déjà que le boulot c’est pas marrant, mais si en plus tu te fais chier… Niveau thunes aussi ça plafonnait. Je savais que cordiste permettait de gagner un peu plus d’argent grâce aux primes de déplacement. Ça me permettait de faire un nouveau métier et les travaux sur corde m’attiraient — la « précarité choisie » qui va avec aussi. Je fais des missions plus courtes qu’en tant qu’électricien, qui se comptent souvent en semaines plutôt qu’en mois. Le métier de cordiste est très volatil : c’est pas du travail journalier mais c’est pas loin.

J’aurais du mal à définir l’identité culturelle très forte de ce métier sans la caricaturer. Globalement, pour beaucoup, il y a un côté passion. Un truc assez enivrant. C’est un métier qui vient historiquement des sports extrêmes. Dans les années 1990 c’étaient beaucoup des guides de haute-montagne, de spéléo, des gens liés à la grimpe, avec tout ce que ça peut entraîner de culture « underground ». Il m’a semblé aussi qu’il y avait un peu plus de culture politique que dans d’autres secteurs du bâtiment dans lesquels j’avais bossé. Il y a globalement plus de travail que de travailleurs disponibles, même si les patrons s’activent pour inverser ce truc-là. Pour le moment, il y a jamais eu assez de travailleurs qualifiés, donc il y a vraiment la possibilité de quitter le boulot du jour au lendemain. C’est une force. Enfin, c’est un métier structurellement organisé de manière itinérante. Ça fait que tu peux vite te barrer et faire 200 ou 300 bornes pour aller trouver un autre boulot.

Les grands déplacements sont la norme. On n’est pas les seuls chez les ouvriers à faire un boulot itinérant : ceux qui font des forages spécifiques pour des fondations, les soudeurs, les grutiers… Je pourrais sûrement travailler plus près, un peu plus difficilement qu’en tant qu’électricien, mais il y a ce jeu pervers qui fait que le métier de cordiste est intéressant financièrement parce qu’il y a ces déplacements qui permettent de presque doubler le salaire. La question de la thune joue pas mal dans l’attrait pour ce métier. La plupart d’entre nous n’avions jamais eu des 3 000, 3 500 balles sur des fiches de paie à la fin du mois. Le salaire horaire est pas beaucoup plus élevé que le SMIC : 11 balles pour des débutants, 13 ou 14 balles quand t’es expérimenté. C’est la moyenne. Mais avec les déplacements, tu peux passer de 1 500 à 3 000 euros, voire plus. Après, il faut retirer les frais fixes qu’impliquent les déplacements, que tu as tous les mois. L’idée, c’est de les réduire autant que possible avec le système‑D. Sur mes premières missions, je trimbalais des bidons de rouge dans mon C15 : du fioul agricole pour que les trajets me coûtent moins cher. Mais j’ai vite arrêté parce que dormir au milieu de ces odeurs, c’était infernal ! Eh oui, parce que beaucoup d’entre nous dorment dans leur bagnole, dans un fourgon aménagé, chez des potes…

Quand j’allais travailler à Paris, pendant une période je dormais sur un parking où j’étais vraiment pénard, tout seul. Une année, des travaux pour une station de métro ont commencé. Là je me suis retrouvé avec des soudeurs, des grutiers, des bancheurs qui dormaient sur le même parking, juste à côté ! C’était rigolo, on faisait des barbecues les soirs, mais ça a pas duré. On était à côté de Saint-Cloud, en limite d’un quartier bourge, on a failli se faire dégager. Malgré la précarisation, on n’est pas si nombreux donc en tournant d’un chantier à l’autre on retrouve rapidement des personnes qu’on a déjà croisées. Il y a eu très vite un réseau qui s’est constitué parmi les cordistes, avec des conseils, des partages d’expérience, des trucs de base qui se faisaient sans qu’on s’organise, dont toute une partie se passait sur les réseaux sociaux. On a plusieurs groupes professionnels de discussion, dont un qui à l’époque regroupait 4 ou 5 000 personnes. Et puis tu as du mal à quitter ça parce que si tu bosses près de chez toi tu retombes sur un salaire net bien moins important.

Au départ tu attends tout le temps après les agences d’intérim parce que tu connais personne, tu n’as pas ton réseau. Ensuite, la plupart du temps on fait faire nos contrats par l’agence d’intérim, mais en contactant directement les entreprises utilisatrices qui nous font travailler. Et après tu as le donneur d’ordres qui est le maître d’ouvrage sur le chantier, par exemple Eiffage dans le bâtiment ou Cristal Union pour les silos à sucre. Ce sont les clients pour qui le contrat de travaux sur corde est signé pour leur faire une prestation. Ils ont aucun lien direct avec les cordistes. Ces chaînes de sous-traitance, c’est une manière de se décharger de la responsabilité potentielle d’un accident. À l’intérieur des boîtes, les délégations de pouvoir ont le même effet, ce sont que des pares-feux pour les responsables des entreprises.

En 2018, il y a eu un accident avec des explosifs. Un gars est mort dans une boîte de travaux sur cordes. Pour le coup, le donneur d’ordres est pas du tout mis en cause. Par contre, l’entreprise l’est. Le parquet a fait une proposition à la juge d’instruction pour inculper l’entreprise uniquement comme personne morale. La personne physique qu’il était question d’inculper également, c’était le responsable direct, le bas de l’échelle des responsables, juste au-dessus du chef de chantier — il y a plein d’autres personnes impliquées, jusqu’au PDG, qui sont pas inculpées. Ce qui a causé la mort du collègue, c’est un choix structurel dans la boîte par rapport aux formations, un choix écrit noir sur blanc dans le document unique d’évaluation des risques. Les entreprises sont censées faire une analyse de risques pour chaque chantier spécifique mais aussi pour l’entreprise en elle-même, pour toutes les activités qu’elle peut potentiellement faire. Ça lui permet de définir les moyens de prévention. Pour les explosifs qui ont causé la mort de notre collègue en 2018, le document a défini soit qu’il n’y avait pas besoin de formation du tout, soit d’une qui n’avait rien à voir avec le type d’explosif utilisé. C’est reproché au délégataire de pouvoir le plus en bas de l’échelle, qui sert de fusible, alors que visiblement le manquement principal venait d’en-haut.

Des silos à l’usine

Quoi qu’on en dise, on se tue au boulot, soit à petit feu, soit de manière brutale. Longtemps j’ai essayé de travailler que six mois par an, ce qui a permis de me préserver. Tant que je pourrai, que je tiendrai physiquement, je continuerai. Il y a pas de chiffres mais il y a un cap de trois années à passer. Plein de cordistes arrêtent avant parce qu’ils se rendent compte que le métier ressemble pas à la carte postale qui leur est présentée : tu es pas sur le pont de Millau ou la Tour Eiffel tout le temps. C’est principalement des boulots ingrats. Et puis il y a toute la difficulté du travail physique, l’exposition aux risques et tous les mauvais côtés du travail en déplacement — c’est très particulier comme vie sociale. D’ailleurs, peu de couples ou de vies de famille y résistent. Une des raisons qui font que je travaille plus qu’avant depuis quelque temps, c’est la réforme du chômage. La dernière réforme a vraiment ciblé les travailleurs comme nous, avec les modes de calcul qui prennent en compte les périodes d’inactivité. Pour les « permittents du travail », comme ils nous ont appelés, ça réduit les montants des allocations. Mais je m’arrête encore pendant les deux mois d’hiver parce que mon camion n’est pas assez isolé. Physiquement c’est pas tenable de vivre là-dedans à ce moment-là. Sans parler que je suis né dans le Sud, le froid c’est pas du tout mon élément ! Et le reste de l’année, mes moments de pause sont quand je me consacre aux activités associatives et syndicales — le travail encore.

Une semaine-type commence par refaire les sacs le dimanche soir. Ranger les fringues étendues, charger la voiture, remplir les bidons de flotte. Le plus souvent je pars qu’à 22 heures parce que j’essaie de faire le maximum avant. J’arrive vers 1 heure à côté du boulot, qui commence en général à 7 heures 30. En ce moment c’est régulièrement à Grenoble et avant ça j’étais plusieurs semaines dans les Deux-Sèvres, dans un silo de ciment. Un boulot ingrat. Il fallait taper à la pioche et aspirer. On a sorti 700 tonnes de ciment avec un camion aspirateur. J’avais l’impression que mon cerveau se liquéfiait, qu’il se rétrécissait chaque jour à force de taper. Et puis comme souvent pour ce type d’interventions, c’était fait à l’arrache. C’est un environnement très accidentogène. La manière de travailler là-dedans a jamais été étudiée, formalisée. Beaucoup d’entreprises nous y envoient sans vraiment se poser la question des risques auxquels on est réellement confrontés. Le point positif, c’est qu’on a pris un réel temps à la fin du chantier pour analyser les points défaillants — ce qui est rare.

À Grenoble c’est une autre facette du métier. C’est une ville très industrielle. Il y a toute une partie chimique située au sud de l’agglomération : là on y fait de la maintenance, du nettoyage, de la peinture, on change des pièces ou on tire les câbles — la partie ingrate du métier d’électricien que je faisais avant. Je soude un peu aussi. Je suis pas du tout soudeur mais quand il y en a à faire, ça me plaît. Après il y a les chaufferies de ville, au bois ou à autre chose, et les incinérateurs de déchets, qui chauffent aussi la ville en partie. Là on rentre dans les chaudières pour aller nettoyer ou faire de la maintenance. Pour un incinérateur on ramone deux fois par an, on fait tomber des blocs de cendres agglomérées pour mettre en sécurité l’infrastructure et pour que les échafaudeurs puissent entrer dans la cheminée et prendre le relai sans se ramasser un truc sur la gueule. Et la dernière partie de mon travail là-bas, c’est l’électronique. C’est le nouvel Eldorado de l’industrie, du coup ça dépote, c’est une fourmilière de constructions. Ils font des usines les unes à côté des autres. Il y a 1 500 personnes qui construisent. Ça grouille de grues, de nacelles, de gens dans tous les sens… Et là-dedans je travaille avec des collègues échafaudeurs. On est payés pour les sécuriser mais c’est compliqué. On peut être vus comme l’emmerdeur, celui qui remet en question leur travail pour le sécuriser, ce qui impliquerait qu’avant ils travaillaient pas comme il faut.

Organiser les intérimaires

Je pense que malheureusement le syndicalisme en général ne colle plus avec une partie de la restructuration du travail aujourd’hui : la précarisation, l’atomisation, l’hyper-segmentation dans le monde du travail, notamment dans l’intérim. Les formes syndicales classiques c’est plus « Tu fais ton trou dans une boîte, tu es délégué du personnel, tu arrives au CSE, tu es représentant de ta section syndicale dans ta boîte et tu construis le rapport de force avec ces outils syndicaux ». Et ça, pour le monde de l’intérim ça marche pas du tout. Tu bosses rarement pour la même agence et même si tu avais la volonté de te mettre en avant dans l’une d’elles en te présentant aux élections professionnelles, tu as jamais les mêmes collègues et tu te ferais vite griller. Car justement, un des objectifs premiers de l’avènement de l’intérim et du développement de la sous-traitance en France, c’était bel et bien de s’attaquer à tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin à un collectif de travail.

Il y a quatre ans, on a donc monté cette association, Cordistes en colère, cordistes solidaires, avec laquelle on essaie de batailler dans ce métier. Avant ça, il y avait eu un groupe de travail au sein de la CGT Intérim autour de six ou sept collègues, qui a pas duré, pour plusieurs raisons. C’est la première fois dans mon parcours que je trouve le moyen de m’organiser, de me défendre et de me bagarrer dans le cadre du travail. En 2017, quelques mois après le décès de Quentin à l’usine de Bazancourt, dans la Marne, il y a eu un rassemblement sur le site1. Les collègues syndiqués étaient là. La centrale leur a mis la pression pour qu’il y ait leurs drapeaux au rassemblement en hommage à Quentin. Personne en voulait : ni les cordistes, ni la famille, pas même ceux qui étaient inscrits à la CGT. C’est con, mais la CGT a jamais compris ça : pour eux si tu es à la CGT tu dois arborer l’étiquette. Du coup la CGT Intérim n’est pas venue et n’a pas relayé l’événement. Ça a cassé un truc.

J’étais à ce premier rassemblement. Ensuite j’ai essayé de voir à quels trucs existants je pouvais m’agripper dans le métier. J’étais en train d’essayer de m’organiser dans mon coin, de solliciter quelques contacts pour tenter de proposer un rendez-vous national, qu’on se rencontre, qu’on discute. Finalement tout s’est précipité en décembre 2018. Enfin tombait la date du procès du premier accident de Bazancourt, celui d’Arthur et de Vincent. Ce sera en janvier 2019, sept ans après leur accident… Sur l’impulsion de l’avocat des proches de Quentin, une réunion a été organisée à Reims, au départ pour créer une association des proches des victimes de Bazancourt. Les compagnes d’Arthur et Vincent, Marion et Fanny, étaient présentes. Elles étaient venues au premier rassemblement parce qu’elles avaient appris que dans la même usine où travaillait leur compagnon un autre jeune était décédé. Il y avait la famille de Quentin, digne, déterminée, en nombre. Il y avait Frédéric, qui avait failli perdre la vie au fond du même silo qu’Arthur et Vincent. Il y avait Éric, cordiste lui aussi et qui aurait dû prendre la relève de Quentin le jour où il est pas sorti vivant du travail. Et il y avait les collègues qui étaient sur la fin de leur parcours à la CGT. Et moi qui, dans mon coin, essayais de prendre des contacts à gauche à droite. On s’est tous retrouvés pour se demander ce qu’on allait faire avec ce procès.

Tout de suite on a mis sur la table qu’il fallait pas seulement une association pour s’organiser par rapport aux procès et aux familles de victimes de ces deux accidents, mais que ce serait beaucoup plus large : dans notre profession, on n’a aucun outil pour se défendre et ça nous coûte la vie. L’histoire de cette association, c’est aussi ça : l’électrochoc de se dire que tu peux vraiment mourir au boulot, que c’est concret, et qu’il faut essayer de faire quelque chose pour l’empêcher. En plus de regrouper des familles de victimes pour développer l’entraide indispensable à la suite de tels drames, l’association est aussi partie tout de suite sur une activité para-syndicale — une activité syndicale sans la structure syndicale. On a pris le pari de s’organiser dans le cadre de ce métier de cordiste, de manière corporatiste, avec tout ce que ça comporte de négatif. Comme tout truc identitaire, ça a plein de mauvais côtés. Mais c’était un peu la seule manière de se retrouver, de faire le lien entre toutes ces personnes atomisées aux quatre coins de la France. Dans la foulée du procès en janvier on a fait un rassemblement devant le tribunal puis on a loué un gîte. Il y a eu une grosse réunion, on était une soixantaine. Ça a été le moment fondateur de l’association.

Chacune de nos rencontres commence par une mise en commun des problèmes. Assez rapidement on a identifié le fait que dans notre profession, du fait du statut d’indépendant, longtemps répandu avant l’arrivée massive de l’intérim, si tu voulais bosser tu devais acheter ton matos, dont le prix total est autour de 1 500 balles. C’était ancré, et maintenant c’est imposé et très entretenu par les patrons. Une autre préoccupation, ce sont les indemnisations des déplacements. C’est hyper variable parce que la réglementation est un gros foutoir à cheval entre convention collective, code du travail, parfois des accords d’entreprise et surtout la jurisprudence, qui dit parfois un truc, parfois son contraire. Du coup les employeurs jouent là-dessus et il y a vraiment des conditions qui varient du tout au tout d’une entreprise à l’autre. Comme c’est notre principal avantage par rapport à notre salaire, il y a un enjeu d’homogénéisation, ou du moins d’accéder à ce à quoi on a droit dans la réglementation.

Tout ça a radicalement changé mon rapport à ce travail, ne serait-ce que le fait de connaître la réglementation : moins d’embrouilles de fiche de paie, plus de facilité à refuser les plans foireux et à mieux négocier mes conditions. Après, il faut aussi prendre en compte que je suis pas mal en avant dans cette organisation, il y a donc des employeurs qui me connaissent et qui se permettent peut-être moins avec moi qu’avec d’autres… Mais oui, aujourd’hui, il y a un outil de rapport de force qui existe. Toutes les semaines il y a des collègues qui nous contactent pour des galères. Dans une certaine mesure, ce truc qu’on a créé leur fait peur. Sur des petites histoires, le simple fait d’envoyer un mail ou de passer un coup de téléphone au nom de l’association fait que ça se dégonfle en face. On a l’arme des faibles : la communication contre l’image publique. Et en face, qu’on touche à l’image publique ils aiment pas ça du tout ! C’est ce qu’on a le mieux réussi à développer, à côté du fait qu’on n’est pas vraiment parvenus à s’organiser physiquement en chair et en os — il y a pas eu une grève, de piquet devant une entreprise. Ce rapport-là à la lutte est inexistant, mais c’est pas faute d’avoir essayé et de continuer de pousser dans ce sens. On sait que ça reste évidement les armes les plus redoutables. Mais une dynamique de lutte ça se décrète pas. Au mieux on peut essayer de la construire !

Rendre visibles les accidents

Au quotidien, les activités de l’association c’est d’abord une permanence téléphonique, qu’on partage. Depuis le début, quand des collègues ont une galère et que c’est dur de se mettre en avant en leur nom propre, on se sert de cette structure collective pour porter leur voix. Une de nos premières actions, c’était avec un collègue intérimaire qui bossait sur un chantier où il a demandé une augmentation de cinquante centimes, qu’on lui a refusée. Le vendredi il dit à son entreprise utilisatrice qu’il ne reviendra pas le lundi prochain parce qu’il avait trouvé autre chose de mieux payé. D’abord il s’est fait engueuler parce qu’il s’était engagé moralement, puis l’entreprise utilisatrice a contacté l’agence d’intérim pour demander de le blacklister… Il était grillé, il s’est dit qu’il pouvait au moins raconter ça. Ce qu’on a fait via l’asso, en publiant le nom de l’agence et de l’entreprise.

Puis il y a plein de trucs de gratte-papier. On a très vite recensé les accidents mortels. Il nous fallait les connaître pour faire exister le problème politiquement, qu’il soit pas occulté et qu’il apparaisse tel qu’il est : inacceptable. Les recenser pousse plus ou moins rapidement les patrons à modifier structurellement ce qui peut l’être. Entre d’un côté la limite de leurs intérêts financiers, et d’un autre la pression sociale — dans ce système économique il y a des choses qui sont indépassables à coups de réformes. Le recensement est aussi important pour la prévention : si on ne sait pas ce qui nous tue, ce qui nous blesse, on ne sait pas sur quoi agir pour empêcher que ça se produise. Je pense en l’occurrence à une des demandes qu’on formule, celle d’avoir des groupes de travail pour faire des études sur les risques auxquels on est confrontés.

Au total, les deux tiers des accidents sont la conséquence de chutes de hauteurs. Le cœur de notre métier ! Des collègues qui étaient pas attachés sur des toits, des vires, le long de parapets, ou qui utilisaient pas la corde de sécurité… Le tout permis et favorisé par une absence d’encadrement sur ces chantiers. Le secteur des travaux publics (TP) est le le plus accidentogène de notre métier, avec les deux tiers de la mortalité totale des cordistes. C’est tous les travaux qui ont lieu sur les falaises, en montagne, tout ce qui est sécurisation pour les routes afin d’éviter qu’il y ait des blocs rocheux qui tombent et empêchent les bagnoles ou les trains de rouler. La principale cause de mortalité dans ce genre de travaux, c’est des chutes de bloc, se prendre des roches sur la gueule ou partir avec un pan de la montagne. Ça a été le cas pour un collègue mort en octobre, qui a fait une chute de 200 mètres. Il est parti avec le pan de la montagne sur lequel il était attaché. C’est aussi, il faut le dire, un secteur où, chez les cordistes, il y a une plus forte résistance ouvrière à utiliser la corde de sécurité.

Nous, ce qu’on demande par rapport à ça, ce sont des études. On s’est rendu compte que des études géotechniques sont menées pour savoir comment protéger les routes, les ponts, les centrales hydrauliques : elles définissent comment ils vont empêcher la montagne de tomber et abîmer les infrastructures. Mais par contre il y a aucune étude pour définir comment les travailleurs vont ensuite pouvoir intervenir en sécurité pour mettre en place ces trucs de protection. C’est pas possible ! Là-dessus, la réponse du syndicat patronal, ça a été de dire « Oui, effectivement, mais ça fait partie des risques du métier, c’est comme les guides de haute-montagne, il y en a toujours qui tombent ». Mais qu’ils aillent se faire foutre ces connards ! On peut pas entendre ça. Ce qu’on leur demande, c’est qu’ils mettent les moyens. Et si la sécurité des collègues peut pas être assurée, leurs foutus chantiers seront pas maintenus. On va pas jouer la vie d’ouvriers à la roulette russe des blocs rocheux juste pour permettre à des bagnoles de circuler ! Il y a des cas où la montagne est tellement « péteuse » que les collectivités décident de créer des contournements plutôt que de tenter de sécuriser la falaise. C’est par exemple le cas avec la route du littoral à la Réunion. Ça coûte du pognon, c’est sûr. Mais jamais on n’acceptera que la vie de nos collègues soit dans une telle balance économique macabre.

Pour le moment, à défaut d’étude, tout repose sur les ouvriers. On s’appuie juste sur des trucs hyper empiriques : est-ce que tu connais bien ou pas bien la montagne en tant que cordiste ? C’est au doigt mouillé que tu te retrouves à dire « Là ça pue, on va se prendre la montagne sur la gueule si on y va ». Sauf que ces trucs empiriques peuvent être synthétisés. Tu peux en extraire les connaissances, les rassembler et les partager. Aussi et surtout, on peut imposer qu’il y ait des études géotechniques qui soient beaucoup plus poussées pour définir les chemins d’accès ou le phasage des travaux. Ça empêchera pas tous les accidents, mais ça devrait en éviter une bonne partie. Les patrons ont créé une formation spécifique pour les travaux en montagne, mais en fait c’est juste pour apprendre à se servir d’une machine, à dérouler des grillages… Par rapport à la connaissance de la montagne, de la roche, de comment identifier une situation qui présente un risque d’éboulement, il y a rien.

Il y a pas que le TP. Un autre secteur où il y a des accidents mortels, c’est le travail dans les silos. Ce qui a coûté la vie à Arthur, Vincent, Quentin, mais aussi Gérald, qui a été intoxiqué par des produits chimiques, ou encore Mikel qui, début mars, a perdu la vie enseveli sous de la cendre au fond d’une chaudière. Les industriels comme les patrons de boites de cordistes n’ont pas réfléchi à comment prévenir le risque d’ensevelissement avec des techniques d’accès sur cordes quand ce métier s’est développé et que certaines manières d’intervenir dans des silos se sont systématisées. Notre matériel assure une protection contre les chutes de hauteur, mais pas contre les risques d’ensevelissement. Par exemple, l’élasticité de nos cordes va pas nous maintenir suffisamment en l’air si on se fait tirer avec toute la force de la matière en cas d’enlisement.

La connaissance de tous ces accidents nous a permis de pousser à la création de groupes de travail entre des trucs comme la Mutualité sociale agricole (MSA), l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), les patrons, le ministère du Travail et nous. On verra s’il en sortira quelque chose, mais de notre côté on fera tout pour. On a tenté plein de trucs pour pousser institutionnellement. On a essayé d’imposer au syndicat patronal une plate-forme de recensement où les cordistes pourraient enregistrer anonymement leurs accidents. Ils ont accepté, mais au bout de six mois ça a été abandonné. Il y a eu aussi la volonté de créer un code APE (Activité principale exercée) propre aux travaux sur cordes, qui permettrait d’avoir une entrée statistique au niveau des chiffres de la sécurité sociale. Quand les accidents du travail sont déclarés, ils sont enregistrés par la sécu et, après, c’est classé par activité économique. Il y a des grands ensembles : la construction, le commerce… Nous, on est complètement noyé au milieu de la construction, du bâtiment et des travaux publics. Vu ce qu’on représente en termes numérique c’est impossible d’extraire les données sans avoir une entrée statistique propre à notre activité. Au début ce sont les patrons qui ont proposé cette évolution, puis ils ont été pris à leur propre piège quand on a commencé à la considérer vraiment sérieusement et à porter cette revendication à notre tour. Et surtout quand ils se sont rendu compte de ce que ça allait révéler au niveau de l’accidentologie. Ils ont lâché. Mais on a quand même réussi à déposer la demande à l’INSEE l’année dernière, et même si c’est pas gagné ça semble être encore dans les tuyaux.

Mettre la misère à ceux d’en face

À titre individuel, on a tellement la gueule dans les accidents que j’ai du mal à mettre les risques de côté. Là cette année, ça s’est enchaîné : il y a eu quatre morts en dix mois. À chaque fois on a proposé les mêmes soutiens : prendre contact avec la famille, mettre en place une cagnotte pour apporter un peu de thunes à la famille, aller aux obsèques, continuer d’avoir des échanges, tisser ce lien et se proposer pour les accompagner… Ça mine. On s’est vu se transformer en prestataires de service funéraire. Il y a des fois ça accroche pas, les familles en veulent pas, en ont pas besoin pour avancer, mais quand notre aide est acceptée et répond à un besoin, là il faut que ça suive. L’avant-dernier accident, début janvier, c’est arrivé dans la boîte où je bosse. C’est moi qui me suis retrouvé à appeler la sœur du collègue pour la prévenir que son frère était décédé. Tu te trouves projeté au milieu du cataclysme que représente un tel drame pour la famille. Tout ça, ça brasse. Ça s’oublie pas. Encore un…

Mon collègue travaillait sur un toit. Il y avait une ligne de vie — une corde tendue sur laquelle tu es accroché comme sur une via-ferrata. C’était un toit en acier, pas très pentu, avec aucun risque de chute sur les bords parce que c’était entre deux grands pans de toits industriels, avec juste le chéneau sur le bas. Mais ce toit était parsemé de puits de lumière, faits avec des plaques ondulées en résine transparente. Ces plaques, c’est du papier : si tu mets le pied dessus tu passes à travers. C’est ce qui est arrivé à mon collègue, qui est tombé à travers une des quatre seules plaques qui étaient pas encore sécurisées. En parallèle du travail fait par mon collègue, l’usine mandatait une autre entreprise pour poser des grilles sur tous ces puits de lumière. Ce sont des protections collectives, ce qu’il y a de plus efficace en termes de protection. Pourquoi l’usine a pas attendu que ces grilles aient fini d’être posées pour lancer les autres travaux ? Ça c’est encore la question. Visiblement le collègue n’était pas attaché. Pourquoi ? Il y a des points intermédiaires sur les lignes de vie : tu défais une longe en gardant l’autre accrochée pour les passer, avant de décrocher l’autre pour continuer. Peut-être qu’il a juste décroché ses deux longes en même temps et qu’il est tombé à ce moment-là. Il peut aussi y avoir ce mécanisme qui fait qu’il arrive de shunter des trucs de sécurité évidents. En tant que cordiste, on travaille tellement en suspension dans le vide que quand on est sur des toitures ou des talus, en tout cas les pieds en appui, il peut y avoir un excès de confiance vis-à-vis de la situation. On assimile ou on nie le risque — ça peut m’arriver.

Après ce décès, on a tous pensé à des moments comme ceux-là. Pendant des mois j’ai tiré des câbles dans des racks, des trucs qui trimballent soit de l’élec, des fluides, des tuyaux… On a des lignes de vie pour marcher sur ces racks, et ça m’est arrivé de me décrocher à des moments sur des tronçons et de pas me raccrocher — jamais sur de grandes distances. Il y a plein de raisons qui poussent à ça, forcément mauvaises vu les conséquences. Sur les biais psychologiques qui amènent à s’exposer au danger, on a que des pistes. Mais on sait qu’il y a ce truc de refuser, d’occulter que tu risques de crever au boulot, que ce danger existe, pour continuer de retourner au boulot chaque jour. Il y a aussi tout ce que trimballe le monde ouvrier : son côté hyper viriliste, la négation de la peur parce que sinon t’es une fiotte… Ça, couplé à la mise en concurrence des travailleurs, ça pousse bien souvent vers un dépassement de soi-même pour se faire valoir professionnellement. Dans des contextes urbains, sur des bâtiments plus classiques, je me suis pris la tête plein de fois avec des collègues qui, sur les toits, ne s’attachent pas du tout, comme les couvreurs. Il y a ce truc de dire « mais non, on risque rien, tu tiens sur tes pieds tu vas pas glisser ». Alors que les couvreurs c’est la profession la plus exposée dans le bâtiment parce que justement ils ont souvent rien pour s’attacher ! Parfois, enfin, il y a simplement la fatigue, ta vie à côté qui fait que t’es moins au taquet. Et là, s’il y a pas ces fameuses protections collectives, ou une personne au-dessus de toi qui a bien analysé le chantier et tout prévu, tu y vas un peu à l’aveugle.

Avec tout ça, comment tenir le coup ? On voit qu’il y a quand même des choses qui avancent. On voit des gestes de solidarité là où tout pousse à l’individualisme. On voit des collègues qui reprennent confiance. Je pense à cette phrase de Mohamed qui continuera à me faire sourire longtemps : « Je suis rentré à l’entretien j’avais peur, je suis ressorti c’était moi le patron ! » Un truc qui nous aide, c’est d’avoir des dynamiques collectives, ça rend évidemment plus fort. Et puis de mettre le plus possible la misère à ceux d’en face. En fait, de les rendre fous. Et de se marrer à le faire.

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Photographies : Cyrille Choupa


1 . Le 21 juin 2017, Quentin Zaraoui-Bruat, 21 ans, est mort sous plusieurs centaines de tonnes de résidus de céréales dans un silos de la distillerie Cristanol, filiale du groupe sucrier Cristal Union. En 2012, deux autres cordistes, Arthur Bertelli et Vincent Dequin, sont morts au même endroit. En 2021, les employeurs de Quentin Zaraoui-Brut ont été condamnés. On peut lire à ce sujet les enquêtes du journaliste Franck Dépretz sur Basta ! et le récit d’Éric Louis, On a perdu Quentin, éditions du Commun, 2018 [ndlr].

 

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