Article paru sur Libération le 02 décembre 2019
Plus de deux ans après le décès par asphyxie, dans un silo à céréales, de Quentin Zaraoui-Bruat, 21 ans, le procès de son employeur s’est tenu à Reims en octobre : 10 000 euros d’amende avec sursis ont été requis.
La vie de Quentin Zaraoui-Bruat, 21 ans, s’est arrêtée au fond d’un silo empli de drêches. C’était le 21 juin 2017. Ce jour-là, le cordiste avait été appelé pour nettoyer un des immenses réservoirs obstrués par des résidus de céréales de l’entreprise Cristanol, à Bazancourt, dans la Marne. Une filiale du sucrier Cristal Union. Deux ans plus tard, devant le tribunal de Reims, ses proches se donnent du courage autour d’un café.
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Le 4 octobre, alors que s’ouvre le procès de cet accident mortel, ils sont venus dire «plus jamais ça». Devant eux, les prénoms de 18 cordistes morts en exercice depuis 2006 : Ambroise, Farid, Ludwig. Mais aussi Arthur et Vincent, décédés en 2012 dans un autre silo de Cristal Union. En mars 2019, après sept ans de procédure, l’industriel a été condamné, comme son prestataire, à 100 000 euros d’amende. Mais cette fois-ci, le donneur d’ordre n’est pas sur le banc des accusés. Au grand dam des proches de Quentin Zaraoui-Bruat. Contactée à plusieurs reprises par Libération, la société Cristal Union n’a pas donné suite.
«Productivité»
En bas des marches, les souvenirs remontent. «Le silo était bloqué, l’entreprise mettait la pression, on nous a envoyés en quatrième de vitesse», raconte un cordiste, équipier de Quentin Zaraoui-Bruat le jour du drame. «Il fallait augmenter la productivité», poursuit Anthony. Le 21 juin, il était le binôme de la victime. Plus tard, à la barre, il détaille la chaleur, l’«atmosphère poussiéreuse» du silo. Ils sont quatre à se relayer à l’intérieur. Quentin Zaraoui-Bruat descend, avec Anthony. Une corde est emprisonnée dans de la matière. Pour la dégager, le jeune homme se détache, avant d’être enseveli dans la drêche. Ses coéquipiers tentent de le secourir. Mais il est trop tard. Quentin Zaraoui-Bruat meurt par asphyxie.
Intérimaire, le jeune homme était titulaire d’un certificat de qualification professionnelle de niveau 1 qui, note Charles, cordiste formateur, ne permet de travailler que dans des «situations simples de travail». Devant le président du tribunal, ce professionnel confirmé pointe aussi des carences d’encadrement, de formation et d’information en matière de sécurité.
L’inspectrice du travail en charge du dossier a elle aussi relevé des infractions au code du travail, dont quatre imputables à ETH, l’entreprise prestataire qui employait la victime, et cinq à Cristanol, le donneur d’ordre. «Tout ce qu’à fait Quentin», notamment en se désencordant, en dépit des règles de sécurité, s’explique «par les conditions de travail dégradées dans laquelle il intervenait», insiste-t-elle. Parmi les dysfonctionnements : «des procédures de secours inadaptées», des travailleurs pas assez qualifiés, et notamment «des intérimaires particulièrement exposés au risque d’accident», un silo trop rempli et surtout, des trappes laissées ouvertes par l’industriel. De quoi rendre l’environnement plus dangereux et mouvant.
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«La vidange est prévue dans le mode opératoire», répond à demi-mot le directeur industriel de Cristanol, présent à l’audience uniquement en tant que personne «civilement responsable» (1). «C’est usuel d’avoir la trappe dégagée, à la fin, quand il ne reste que peu de matière. Mais là il y avait 6 mètres de drèches. C’est criminel !» accuse Eric Louis. Le jour de l’accident, cet ex-cordiste était de l’équipe d’après-midi. «Pourquoi mettre en danger la vie des salariés pour vider plus vite un silo ? On met l’humain au second plan, derrière la finance», abonde l’avocat d’ETH. Il assure que le silo a été vidé d’un tiers par Cristanol dans la matinée. Et s’étonne que l’industriel, «plus gros employeur de la région», ne soit pas cité. «Le parquet ne veut même pas s’interroger sur sa responsabilité.» Une décision «incompréhensible, que rien n’explique», abonde Me Ludot, avocat des proches de la victime.
L’avocat du père de la victime, lui, dénonce d’autres «considérations financières». Celles d’ETH qui, par «peur de perdre le marché», aurait accepté une «opération mal préparée» sur un «site non protégé». Ici, comme ailleurs, l’externalisation est la règle. Dans un livre, On a perdu Quentin, Eric Louis raconte cette sous-traitance à des PME sans représentation syndicale, qui «s’affranchissent des obligations liées au nombre d’employés en ayant recours au travail temporaire». Mais aussi la mise en concurrence des prestataires pour «tirer les prix des prestations vers le bas».
«Justice de classe»
En bout de chaîne, les intérimaires n’échappent pas à la pression. «Le management se fait par la testostérone», dit un cordiste. «C’est une logique de gros bras. Des employeurs disent aux jeunes « c’est un challenge pour toi, tu peux le faire »», ajoute un autre. Un secteur précaire, «le plus accidenté au sens mortel», souligne Me Ludot, dans lequel le «travail est physique» et les rémunérations proches du smic. «Un jeune meurt pour 9,80 euros de l’heure, poursuit-il. Les gens y sont malléables, prêts à tout accepter.»
Quentin Zaraoui-Bruat, «attachant, volontaire, courageux», était de ceux qui «ne manifest[ent] aucune plainte, même sous 40 degrés à l’ombre», raconte Eric Louis. «Un brave» qui «venait des Côtes-d’Armor avec son antique 306 Peugeot à bout de souffle», avalant ainsi 600 km pour travailler et dormir «dans un foyer de jeunes travailleurs». «Il disait qu’il n’avait jamais autant transpiré, se souvient sa tante. Mais il aimait ce métier.»
Après six heures d’audience, de retour sur le parvis, elle interroge : «Pour vous, c’est un procès ? C’est surréaliste. C’est une parodie de justice.» La mère de la victime, elle, ne peut dire que sa «colère». Les cordistes, eux, dénoncent «une justice de classe». La substitut du procureur de la République a requis une peine d’amende de 10 000 euros avec sursis contre ETH. Surtout, elle a rendu un avis défavorable à la demande de supplément d’information visant à faire comparaître Cristanol. Le jugement sera rendu le 6 décembre. «Il y a eu trois morts dans cette boîte, s’emporte un cordiste. C’est un tombeau. On n’est pas là pour crever au boulot.»
(1) La personne que la loi désigne comme tenue d’assurer les conséquences pécuniaires d’un dommage dont l’auteur est une personne dont elle doit répondre.
Amandine Cailhol envoyée spéciale à Reims
photo Fred Kihn
Source: https://liberation.fr