PRESSE – Dans les comptes de Thibaud, cordiste à 3 000 euros par mois : « Un job à la con où tu risques ta vie »

Au travers de cette enquête, Le Parisien donne la parole à Thibaud, un cordiste de 25 ans, afin de comprendre combien touche un cordiste. Quelle part de salaire pour quelle part de primes et indemnités, quelles dépenses, quels frais professionnels engagés, quels systèmes D pour faire des économies sur ces dépenses, que reste t’il à la fin du mois? Et le tout, pour quel travail, quels risques, quelle usure professionnelle, quelle longévité dans la profession ?
Portrait d’un cordiste, qui au travers d’un cas individuel dresse le portrait d’une profession.

Par Marie Campistron, dans le Parisien du 06/10/2023

Après avoir refusé la vie de bureau, Thibaud, 25 ans, travaille désormais suspendu à une corde, au bord des falaises et en haut des immeubles. Un travail d’ouvrier éprouvant et méconnu, parmi les plus dangereux de France.

Avant de faire le grand saut, Thibaud avait quelques images en tête. Celle d’un gars en sueur, casque vissé sur la tête, suspendu dans les airs, le long d’un building vitré. Devenir cordiste promettait une adrénaline, une « expérience physique, à part », selon ses mots. Le constat, douloureux, s’est fait très vite : la profession issue du monde du BTP, n’a rien de la carte postale. « Tu te voyais en haut de la tour Eiffel, mais la vérité, c’est que c’est rarement glorieux. Tu te retrouves à faire des trucs ingrats que personne veut faire ou que t’aurais jamais imaginé faire », résume-t-il. Par exemple ? Débroussailler un talus, sécuriser des falaises au bord de route, ou gratter le fond des silos d’usine…

Après le Covid, Thibaud, la petite vingtaine, ne voit plus les choses de la même façon. La perspective de travailler assis dans un open space, collé à ses collègues 8 heures par jour, l’ennuie déjà. Après un BTS commerce, il se renseigne finalement sur ces cordistes qu’il aperçoit parfois, perchés à la tête d’un clocher ou dans les arbres. La profession a la réputation de bien payer, d’envoyer ses recrues partout en France. Un combo « alléchant » pour le jeune Corrézien qui a des envies d’ailleurs.

Très vite, il s’inscrit à la seule formation obligatoire pour exercer. Au programme, cinq semaines pour apprendre le travail sur cordes, lever une charge, sécuriser les collègues… Un apprentissage qu’il juge, avec le recul, « expéditif ». « Le formateur n’a pas le temps d’aborder tous les risques et les missions qu’on te demandera plus tard. Dans l’idéal, il faudrait au moins 6 mois. »

Des indemnités qui doublent le salaire

Sa formation (express) obtenue, Thibaud parcourt les routes en voiture et multiplie les chantiers. Il voit du pays et découvre le travail volatil, les contrats qui durent quelques jours, parfois une semaine. Les missions, souvent en binôme, s’enchaînent : laver des vitres à 200 m de haut, descendre dans les cheminées d’usine, sécuriser les voies SNCF. L’itinérance, « ce road-trip permanent », offre quelques avantages.

En étant loin de sa région natale, le jeune ouvrier touche, en plus de son revenu – 1 500 euros nets – des indemnités de grands déplacements. Une enveloppe qui lui permet de doubler en moyenne son salaire, et lui sert à régler ses frais de logement, d’essence et de repas lorsqu’il est en service. « Le but pour moi est de réduire le plus possible ces dépenses. Je préfère aller au camping et manger des sandwichs pour mettre de côté. »

Quand il peut souffler entre deux missions, Thibaud pose ses valises chez ses parents à Égletons, petit village corrézien. Ou chez sa copine, dans le même département. Une situation temporaire qui lui permet de faire de larges économies (pas de loyer, ni de frais d’électricité ou d’eau). Au final, ses (rares) dépenses se concentrent sur l’essence (500 euros), les frais de déplacement (200 euros), de logement lorsqu’il est sur les routes (300 euros) et l’alimentaire (200 euros).

S’ajoutent à cela, l’assurance de la voiture et de sa moto (80 euros), les quelques sorties au cinéma et aux restaurants (200 euros), un abonnement mobile (16 euros) ou celui de YouTube Music (16 euros). « Je peux mettre 1 500 euros de côté les bons mois », note le cordiste qui précise travailler « 6 à 8 mois dans l’année ». « Le reste du temps, je le passe en vacances ou dans des petits boulots. » À 25 ans, Thibaud s’est déjà constitué une solide épargne. Mais à quel prix ?

« Notre vie tient à une corde qui fait la taille de ton pouce »

« Évidemment, je suis bien payé, mais il ne faut pas s’inventer d’histoires. C’est un job à la con où tu risques ta vie chaque semaine. » Sans convention collective, la profession ne dispose pas de données officielles pour mesurer le taux d’accident. Des associations tentent alors un décompte : sur près de 15 000 employés en France, la plupart en intérim, 34 sont morts depuis 2006 dans un accident du travail, recense Cordistes en colère, cordistes solidaires. Soit un ratio qui correspond à 7 fois la moyenne nationale. Le dernier accident remonte au mois de juin lors duquel un ouvrier de 34 ans est mort après une chute de 15 m dans l’Isère.

Matériel usé, défaut d’encadrement, manque d’anticipation… Les conditions de sécurité, plus ou moins réunies, varient d’un chantier à l’autre. « Les risques ? Évidemment t’y penses. Concrètement, notre vie tient à une corde qui fait la taille de ton pouce », souffle le jeune homme. Combien de fois Thibaud s’est rendu sur un chantier en serrant les dents ? Combien de fois a-t-il eu peur pour son dos, ses mains ? « Parfois oui, tu peux avoir des frayeurs, des surprises», élude-t-il.

« On veut bien bosser, mais on veut surtout vivre »

« On peut te donner une corde, au lieu des deux désormais réglementaires (une de travail et une de sécurité). Tu peux tomber sur des boîtes rigoureuses, comme sur des je-m’en-foutistes. Et là, quand tu le sens pas, il vaut mieux partir. Parce qu’on veut bien bosser, mais on veut surtout vivre. Sur le papier, les cordistes ont un droit de retrait qu’ils peuvent exercer à tout moment. Après quand tu viens d’arriver dans le métier, t’es pas armé pour refuser quelque chose », déplore-t-il. La peur d’être blacklisté, en tant que jeune ouvrier, n’est jamais loin. Car « les agences d’intérim ont des retours d’employeurs en permanence ».

D’autant que la profession fait l’objet d’un impressionnant turn-over. « Il y a 2 000 cordistes qui entrent sur le marché chaque année, ce qui en fait une profession d’éternels débutants », observe Grégory Molina, fondateur des Cordistes en colère. Des recrues motivées, mais inexpérimentées, et donc potentiellement plus vulnérables aux dangers. Outre les risques de la profession, les étés désormais caniculaires ajoutent une difficulté à ces grimpeurs qui exercent, pour beaucoup, en extérieur. « Cet été, je lavais des vitres pendant deux mois à la Défense. On faisait du 7h-14h sans s’arrêter, ni manger. L’après-midi, t’es plus en état de rien », explique Thibaud.

« Tu ne peux t’engager sur rien »

La dureté du métier affecte les corps, comme la vie privée. Sillonner les coins de France nuit et jour suppose une certaine disponibilité. « Et pas mal de sacrifices », reconnaît Thibaud. « Tous les cordistes te le diront : avoir une vie familiale et amoureuse est compliqué, voire impossible », admet le jeune homme, lui-même au bord de la rupture. « C’est simple, tu ne peux t’engager sur rien. Parce que tu seras peut-être dans un silo à l’autre bout de la France le mois prochain. »

Ce rythme est-il seulement tenable ? Les cordistes font de courtes carrières, la plupart ne dépassant pas les 5 ans d’activité. Ne voulant pas renoncer à son salaire « confortable », Thibaud poussera « jusqu’à ce que son corps le lui permette ». Et après ? « Avec l’argent mis de côté, pourquoi pas d’abord voyager, avant de me trouver une petite maison, près de mes proches. Il faudra bien arrêter la vie de nomade, un jour ».


Source :
Le Parisien du 05/10/2023

Une réponse sur “PRESSE – Dans les comptes de Thibaud, cordiste à 3 000 euros par mois : « Un job à la con où tu risques ta vie »”

  1. Force et honneur, dit-on, mais la réalité est plus farce et horreur.
    14 ans pour moi et toujours autant de passion pour l’accès difficile, oui on nettoie des gouttières, on ravale des murs pourries dans des courettes à poubelles, mais il faut quand même être fier. Mon secret, apprendre à lever le pied, on se fatigue a vouloir faire vite et rentrer le plus tôt possible à la maison, mais ce n’est pas la bonne méthode, prendre le temps de faire les choses intelligemment, respecter ces limites, et concentrer sa sécurité et son ergonomie pour aller plus loin dans le temps. C’est dur. Mais ça se fait, encore faut-il faire les choses avec passion, toujours, et pas que pour les billes.
    J’ai trois enfants et une femme qui me soutient depuis mes débuts en 2009, et je ne me vois pas faire autre chose. Un jours il le faudra, et à ce moment là je rebondirai, ou alors j’irai jusqu’à la retraite, comme Giuseppe ou encore Michel. Il y en a. Si vous ne le sentez pas, ne le faite pas, trouvez autre chose, dans le cas contraire, bienvenu dans cette vie de dingue, longue vie à vous.
    Fred, urbain picard à Paris et arboriste indépendant.

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