Article paru dans le Monde le 08/05/2021
Les entreprises Eiffage Construction Gard et Sud Acrobatic ont comparu vendredi, devant le tribunal correctionnel de Nîmes pour homicide involontaire, après la mort, en 2018, d’un cordiste sur un chantier de la ville.
Par Aline Leclerc(Nîmes (Gard), envoyée spéciale)
Pour expliquer les causes de la mort de Mickaël Beccavin, survenue après une chute de plus de 10 mètres le 6 mars 2018 à Nîmes (Gard), on peut zoomer sur l’extrémité d’une corde effilochée. Ou opter au contraire pour le plan large, à même d’englober ce qu’était en 2018 l’immense chantier du Trigone, devenu aujourd’hui cet ensemble d’immeubles colorés qui accueille le visiteur dans la ville dès la sortie de la gare.
C’est entre ces deux points de vue sur un même drame que l’audience a navigué tout au long de la journée du vendredi 7 mai, au sein du tribunal correctionnel de Nîmes. Deux entreprises comparaissaient pour homicide involontaire : la société de travaux sur cordes Sud Acrobatic, et l’entreprise Eiffage Construction Gard. Poursuivie pour le même chef d’accusation, mais liquidée en 2019, la société Ciciarelli, chargée de la confection des balcons, n’était pas représentée. Au grand dam des parties civiles, qui déploraient que seules les personnes morales aient été poursuivies, mais ni le chef de chantier ni le coordonnateur de la sécurité.
Il y a donc cette corde fatale à laquelle Mickaël Beccavin s’est accroché le 6 mars 2018. Suspendu au-dessus du vide, il œuvrait cet après-midi-là à la pose de balcons métalliques : soulevés par une grue, ceux-là devaient être fixés manuellement à la façade d’une future résidence pour étudiants. Après la pose de quatre balcons sur la travée de gauche, le grutier présente un balcon de la mauvaise taille, destiné à la travée de droite. L’équipe de trois cordistes décide alors de changer l’ordre d’installation et Mickaël Beccavin amorce une translation sur la travée de droite.
Pourquoi ce choix plutôt que d’attendre les deux derniers balcons de gauche, comme le prévoyait le programme du jour ? Ni le dossier – dont même le ministère public déplorera qu’il n’ait pas été confié à un juge d’instruction – ni l’audience – lors de laquelle aucun témoin de l’accident n’a été entendu – ne le diront. Mais Sébastien Gimard, gérant de la société Sud Acrobatic, aura cette phrase, quelques minutes après son arrivée à la barre, qui marquera l’audience : « Apparemment, tout le monde était pressé sur ce chantier. »
Suspendu à une seule corde
Pour travailler sur la droite, Mickaël Beccavin doit s’accrocher sur un autre jeu de longes qui descend du toit, en prenant garde de toujours être tenu par deux cordes, une de travail, l’autre de sécurité. Mais, pour une raison inconnue, il ne s’est trouvé suspendu qu’à une seule. Celle-là a-t-elle alors rompu, ou était-elle déjà coupée lorsqu’il s’y est accroché ? Lorsque le cordiste a commencé sa descente en rappel, il est tombé dans le vide. Il avait 39 ans. Une fille de 9 ans. Un père, une mère, un frère, une sœur, une ex-compagne – tous les cinq présents à l’audience, traumatisés.
La corde a été retrouvée bien accrochée mais sectionnée, trop courte de plusieurs mètres, et non nouée à son extrémité. Usure par frottement, acte d’inattention d’un autre ouvrier du chantier ou malveillance ? Le morceau manquant n’a jamais été retrouvé. On ne sait toujours pas comment cette corde a été raccourcie. C’est en tout cas la cause de l’accident mortel de M. Beccavin.
Mais « comment ce cordiste chevronné s’est-il retrouvé sur une seule corde ? », s’est interrogé l’avocat de la défense de Sud Acrobatic, Florian Medico. « N’a-t-il pas senti la différence de poids de cette corde qui ne descendait pas jusqu’en bas ? » Les cordistes, c’est comme les bouchers, avait expliqué plus tôt le gérant de Sud Acrobatic : comme les seconds peuvent couper 100 grammes de steak à vue d’œil, les premiers sont alertés par le poids d’une corde suspecte. Pour tenter d’expliquer cette « attitude irrationnelle », signe d’une « altération de la vigilance », Me Medico évoque alors les analyses toxicologiques et anatomopathologiques de la victime, lesquelles ont révélé une récente consommation de cannabis et une irrégularité au ventricule gauche, n’excluant pas un malaise avant la chute.
Une profession particulièrement accidentogène
Pourquoi alors poursuivre les deux sociétés pour homicide involontaire ? C’est que l’inspecteur du travail, Roland Migliore, a, lui, desserré la focale. La qualité du procès-verbal de 73 pages qu’il a rédigé au sujet de l’accident sera louée à l’audience par toutes les parties. « On peut vous expliquer que le cordiste doit faire attention, mais la question n’est pas que là, avance-t-il à la barre. La question est : “Est-ce qu’on devait faire appel à des cordistes pour ce chantier ?” »
Car la législation n’autorise les travaux sur cordes, particulièrement accidentogènes, qu’en dernier recours : cette pratique, qui ne prévoit qu’une sécurisation individuelle du salarié (baudrier et cordes), n’est possible que si aucun autre dispositif de protection dite collective (échafaudage, nacelle…) n’est envisageable. « La protection collective protège le salarié indépendamment de ce qu’il peut faire lui. S’il s’attache mal, il est protégé, rappelle l’inspecteur du travail. Au contraire, si l’on choisit la protection individuelle, on fait tout reposer sur le salarié. »
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Durant le chantier, en 2017, trouver comment fixer les balcons à la façade fut l’objet d’échanges tendus entre Eiffage Construction Gard et son sous-traitant, Ciciarelli. Ce n’est que quelques semaines avant le début de la pose que le choix s’est porté sur les cordistes, Sud Acrobatic étant recruté par Ciciarelli en sous-traitance.
Pour sa défense, Eiffage avance qu’aucune autre option n’était envisageable sur ce chantier exigu, et que, « dans ce cadre-là, c’est bien le travail sur cordes qui présentait moins de risques que les autres ». Un échafaudage paraissait compliqué, en raison notamment du stockage de matériel au sol. Le recours à une nacelle aurait nécessité un étayage de la dalle par le parking. Or celui-L0 devait être livré rapidement, en même temps que la résidence voisine.
« La loi et les règlements ne sont pas là pour le plaisir des lourdeurs administratives ! »
« Malheureusement, dans le BTP, les contraintes sur les délais de livraison poussent à la précipitation : on improvise, quitte à ne pas respecter le plan général de coordination », déplore M. Migliore, avant d’ajouter : « Mais là c’est une construction neuve, on pouvait tout décider à l’avance, sur papier, pour permettre le recours aux protections collectives : la forme des bâtiments, les lieux de stockage, le phasage des travaux… »
Eléments aggravants pour les trois entreprises : des négligences dans les actes réglementaires. Ainsi l’accident révèle que l’intervention de Sud Acrobatic n’a pas été agréée par le maître d’ouvrage, la SNC Trigone, qui dira ne pas être informé du recours à des cordistes sur le chantier. Même le coordonnateur de sécurité et de protection de la santé du chantier, qui doit planifier les interventions des entreprises pour limiter les risques, niera en avoir eu connaissance. Il était pourtant censé visiter le chantier plusieurs fois par semaine.
« La loi et les règlements ne sont pas là pour le plaisir des lourdeurs administratives ! Ce sont des garde-fous pour garantir la sécurité des salariés. Et ils n’ont pas été respectés, car l’impératif, c’était le respect des délais ! », s’indignera Julia Salery, substitut du procureur. Elle a requis 100 000 euros d’amende contre Eiffage Construction Gard et 10 000 euros contre Sud Acrobatic, qui ne tenait pas son plan particulier de sécurité et de protection de la santé disponible sur le chantier.
« Cet accident soulève des pratiques qu’on rencontre tous les jours, dira à la barre Grégory Molina, de l’association Cordistes en colère, partie civile. Notre métier connaît une croissance exponentielle, car c’est plus souple, plus rapide, plus économique que les protections collectives. Mais le plan de sécurité, c’est souvent qu’il n’existe pas. Et, même quand il existe, c’est très rare qu’on prenne le temps de l’expliquer et de s’assurer que les travailleurs l’ont compris. »
Le jugement sera rendu le 4 juin.
Aline Leclerc (Nîmes (Gard), envoyée spéciale)
Source : Le Monde