PRUD’HOMMES : Jarnias condamné pour licenciement abusif. Les demandes liées aux grands déplacements retoquées. Fin de l’histoire ?

Le 21 février dernier se tenait l’audience en Conseil de prud’hommes, à Paris, dans le conflit opposant l’entreprise de travaux sur cordes Jarnias et Jules, un de ses anciens ouvriers cordistes, venu réclamer le respect de ses droits.
Il y a quelques mois, le jugement tombait.
Il est aujourd’hui définitif.

Jules avait saisi la justice pour contester le fondement de son licenciement, motivé, selon Jarnias, par une faute grave qu’il aurait commise alors qu’il était embauché en durée indéterminée sur le chantier de Notre-Dame-de-Paris. Mais aussi pour réclamer le paiement en calendaire de ses indemnités de grand déplacement, ainsi que l’indemnisation de ses heures de trajet et frais de transport pour joindre, toutes les deux semaines, son domicile situé en région lyonnaise et le chantier parisien.
On peut relire à ce sujet l’article « 
Entreprise décomplexée versus ouvriers lésés : les dessous du chantier Notre-Dame », qui revient largement sur les faits et apporte un récit détaillé du déroulé du jugement.

Mi-juillet, le conseil de prud’hommes de Paris a transmis sa décision écrite et étayée de ses motivations.

Sur le licenciement

Six mois à peine après son embauche en CDI de chantier, Jules commençait à être convoqué par la direction de Jarnias. Face à une baisse de l’activité sur le chantier, on lui demandait de partir. Tout simplement… Protégé par son contrat, Jules refusait. Légitimement. Tous les mois, on l’a ensuite reconvoqué pour s’assurer qu’il n’avait pas changé d’avis, ou l’y encourager fortement. Peu de temps après qu’il a tenu tête lors d’un énième entretien avec Xavier Rodriguez, le PDG de Jarnias, une faute grave lui était signifiée : avoir fait reposer tout le poids de son corps sur l’édifice encore branlant. Fait que Jules contesta immédiatement. Arc-boutée, l’entreprise le mettait à pied, puis au bout d’un mois le licenciait.

Pour ce préjudice, Jules réclamait un peu plus de 10 000 euros de rappels de salaire et d’indemnités.
Dans son jugement, le conseil de prud’hommes écrit : « la SAS JARNIAS TRAVAUX SPÉCIAUX ne fait qu’affirmer que le salarié n’a pas respecté les mesures de sécurité en matière de tension de corde et de pression de son poids sur les gerbes sans apporter le moindre élément ». En conséquence, le conseil juge abusif ce licenciement, car dépourvu de cause réelle et sérieuse. Au centime près, Jarnias est donc condamné à verser à Jules les sommes demandées à ce titre.

Une vraie reconnaissance pour Jules.
Mais aussi, indirectement, une reconnaissance symbolique pour beaucoup d’autres salariés qui estiment avoir vécu un licenciement discutable de la part de Jarnias.
Au sujet de ces autres cas, on peut lire l’enquête réalisée par Médiapart le 8 juillet dernier : « Notre-Dame, tour Eiffel… : le leader des travaux en hauteur accusé de négliger le sort de ses salariés »

© PASCAL TOURNAIRE – Le Moniteur

Le cœur de la bataille.
Domicilié à Lyon et travaillant toutes les semaines à Paris, Jules était en situation de grands déplacements, comme le prévoit la convention collective parisienne des ouvriers du bâtiment (identique à la convention nationale sur les questions de déplacement).
Durant plus d’un an de contrat, Jules dormait donc en semaine, et de nombreux week-ends, à Paris. Car, faute de remboursement de ses billets de train, il lui était difficile de rentrer plus que quelques week-ends à son domicile lyonnais. De plus, il n’a jamais été indemnisé d’aucune de ces nombreuses heures de trajet passées entre Lyon et Paris.
Au total, ce sont plus de 8 000 euros d’indemnités non versées que Jules réclamait à ce titre.

Pourtant, la convention collective du bâtiment prévoit bien que dans un tel cas (chantier situé à une distance comprise entre 250 et 500 km du domicile) un trajet toutes les deux semaines doit être pris en charge par l’employeur pour permettre au salarié de rentrer chez lui. La prise en charge de ce trajet doit comprendre le remboursement des frais de transport, plus l’indemnisation du temps de trajet à hauteur de 50 % du taux horaire. En complément de ces dispositions, et en l’absence de prise en charge d’un trajet aller-retour au domicile, la convention demande à l’employeur de maintenir le versement de l’indemnité journalière de grand déplacement (IGD) pour tous les autres jours non travaillés où le salarié est contraint de rester dans la localité du chantier où il exerce. Appelé communément paiement de l’IGD en calendaire. Comme beaucoup d’autres cordistes, Jules ne percevait l’IGD que du lundi au jeudi et un simple panier-repas le vendredi. Peu importe qu’il ait de quoi regagner son domicile le week-end. Peu importe même qu’il soit d’astreinte certains week-ends, et donc susceptible d’être appelé à se rendre sur son chantier à n’importe qu’elle heure du jour ou de la nuit.

C’est sur cette partie que le syndicat Solidarité Cordistes était intervenant volontaire.
Appuyer les demandes de Jules, les étayer, et faire valoir que les manquements reprochés à Jarnias pénalisent l’ensemble des ouvriers de la société. Et donc que de telles pratiques portent tort à l’intérêt collectif des travailleuses et travailleurs cordistes.

Car, la conséquence pratique de tels manquements, c’est quoi ?
Ce sont des cordistes embauchés depuis les quatre coins de la France pour venir bosser à Paris. Transport à leur charge. Temps de trajet pour leur poire. Des cordistes qui restent parfois plusieurs mois d’affilée à Paris, loin de chez eux, de leurs proches, et réfléchissant à deux fois avant de se payer un retour au bercail un week-end de temps en temps. Et le reste des week-ends ? Ils dorment et ils mangent, ce qu’on leur souhaite évidemment. Mais où et aux frais de qui ? Pour Jarnias, un cordiste dort uniquement du lundi au jeudi, et s’arrête de manger le vendredi à midi.
C’est celle-là, la réalité pratique.
Et, vu que la région Île-de-France reste le coin où l’on trouve le plus de boulot en continu et toute l’année, beaucoup des nombreux collègues qui débutent dans le métier n’ont tout simplement pas d’autre choix que d’accepter ce genre de conditions…

Tout cela a été expliqué lors de l’audience.

Malgré tous les arguments apportés, c’est de manière incompréhensible, sans se justifier sur le fond, ou alors avec des arguments contradictoires, que le conseil de prud’hommes a rejeté l’ensemble de ces demandes d’indemnités.
Le détail ci-dessous.
Vous nous excuserez les formules absconses, là c’est du droit pur.
Enfin, presque…

Sur ce point, le conseil commence en reconnaissant que ces remboursements étaient théoriquement dus à Jules « toutes les deux semaines pour retourner à son domicile » (article 1.3.5 de la convention collective).
Mais il rejette la demande, au seul prétexte que Jules « n’a pas fourni les justificatifs à son employeur pendant la relation contractuelle ». Pourtant, un arrêt de la Cour de cassation stipule bien que : « l’absence de réclamation du salarié du remboursement des frais professionnels qu’il avait supportés n’était pas de nature à rendre le manquement inexistant » (Cass. Soc. 17-31116 du 27/03/2019).
Sans s’en justifier, le conseil écarte également les nombreux témoignages et éléments de preuve (contrat de travail, bulletins de paie) de plusieurs anciens salariés qui attestent qu’aucune procédure n’a jamais été prévue par la société Jarnias pour permettre le remboursement de ces frais. Et qu’aucun d’eux n’a donc jamais reçu un tel remboursement.
Comment respecter une procédure de demande de remboursement qui n’existe pas ?
Comment même penser à réclamer un remboursement dont aucun autre ouvrier de la société ne bénéficie ?
Ces questions semblent avoir échappé au conseil.

À l’avenir, que tous les salariés du groupe Jarnias le sachent :
Dans le cadre de cette audience, votre employeur reconnaissait votre droit à vous faire rembourser vos frais de transport pour rentrer périodiquement chez vous le week-end, puis revenir sur le chantier en grand déplacement (droit défini par l’article 1.3.5 de la convention collective parisienne des ouvriers du bâtiment, et par l’article 8.25 de la version nationale de cette même convention).

Pour faire respecter ce droit, il vous suffit d’envoyer vos justificatifs de frais de transport au service des ressources humaines. D’après les affirmations de Jarnias devant le conseil de prud’hommes, vous serez alors remboursés.
Contactée pour confirmation, la direction du groupe n’a pas souhaité répondre à nos questions.

À ce sujet, le conseil valide la lecture de la convention collective défendue par Jules et le syndicat Solidarité Cordistes : « Selon les dispositions de l’article 1.3.6 de la convention collective applicable, le temps de déplacement en dehors des heures de travail doit être rémunéré à hauteur de 50 %. »
Paradoxalement, il rejette encore ici la demande de Jules, en affirmant faussement que les déplacements invoqués étaient « de sa propre initiative pour retourner à son domicile et non pour exécuter une mission de travail à la demande de son employeur ». Pourtant, comment ces temps de trajet pouvaient-ils être autre chose que la conséquence de sa situation de travail en grand déplacement ? Comment affirmer une telle chose tout en reconnaissant quelques lignes plus haut son droit à regagner son domicile toutes les deux semaines ?
L’argumentaire se termine même par : « Ce temps de trajet ne peut donc être assimilé à du temps de travail effectif. » Sauf que jamais Jules n’a demandé à ce que son temps de trajet soit assimilé à du temps de travail effectif, mais simplement indemnisé à hauteur de 50 % du taux horaire, tel que prévu par la convention collective…
On comprend donc ici que Jules n’a pas droit à quelque chose qu’il n’a pas demandé.
Mais qu’en est-il de ce qu’il a réellement demandé ?
La question reste en suspens.

Sur ce dernier point, qui n’est pas des moindres (près de 6 000 euros sur les 8 000 demandés au total par Jules sur cette partie), le conseil se contente d’écrire : « le salarié n’apporte pas la preuve d’un manquement de la part de son employeur quant à l’application de la convention collective ».
Ni plus, ni moins.
Rentrez chez vous, il n’y a rien à voir.
Un refus sans justification.

Sans dire un mot sur les 36 pages de conclusions déposées par le syndicat Solidarité Cordistes, dont une large part était consacrée au fondement juridique de cette demande de paiement en calendaire des IGD.

© Cordistes en colère, cordistes solidaires

Par les multiples rappels indemnitaires qu’elle mettait en jeu, dont le paiement en calendaire des IGD et le défraiement des frais de transport, l’affaire de Jules soulevait évidemment d’énormes enjeux collectifs ‒ au-delà du préjudice matériel porté à un individu, et au-delà de la nécessité de réparer une dignité mise à mal par toutes les manœuvres entourant un licenciement abusif.
Enjeux pour tous les salariés de la SAS Jarnias Travaux spéciaux.
Enjeux pour tous les salariés du groupe Jarnias.
Enjeux pour tous les cordistes relevant des conventions collectives du bâtiment et des travaux publics.
Enjeux pour tous les ouvriers du BTP.

Ces enjeux collectifs, certains les ont bien compris
Jules le premier, en passant le pas de se lancer dans une longue procédure qu’au départ il aurait bien préféré s’épargner.
L’association Cordistes en colère, cordistes solidaires, par ses conseils et son soutien dès les premières sollicitations de Jules.
Le syndicat Solidarité Cordistes, par son intervention volontaire dans le cadre de la procédure.
Les six collègues, anciens salariés et intérimaires de Jarnias, qui ont accepté de témoigner, copie des pièces d’identité à l’appui, pour attester de leur vécu commun à celui de Jules au sein de Jarnias. Au risque de se voir blacklistés par un des plus gros employeurs du métier.
Enfin, le groupe Jarnias lui-même, qui, avec ses quelque 350 salariés (et combien d’intérimaires ?) susceptibles de suivre l’exemple de Jules, redoutait de voir sa note exploser.
Quelques jours avant l’audience, l’employeur avait d’ailleurs proposé à Jules un arrangement à l’amiable en échange de l’abandon des démarches.

Est-ce le caractère collectif des enjeux de ce conflit qui a guidé les quatre conseillères prud’homales de Paris dans leur décision ? Une hypothèse qui n’est pas dénuée de sens si on se place du côté des femmes et hommes de justice. De cette place-là, il s’agit avant tout de ne pas voir sa décision contestée en appel. Une question d’efficacité du service public ? La recherche d’un jugement équilibré ?
En tout cas, cette astucieuse décision de justice aura permis deux choses.
Donner suffisamment à Jules pour légitimement lui ôter l’envie de faire appel et de risquer d’y perdre son gain, aussi partiel soit-il.
Condamner suffisamment peu ‒ quelque 10 000 euros de rappels de salaires et d’indemnités ‒ un groupe qui vise 100 millions d’euros de chiffre d’affaires à l’horizon 2026 pour lui ôter aussi l’envie de faire appel. Décision qui épargne le groupe d’une jurisprudence défavorable, susceptible de déboucher sur des centaines de milliers d’euros de demandes d’indemnisation chaque année.

Ça a fonctionné.
Aucune des parties n’a fait appel.
Jarnias a payé les sommes auxquelles il a été condamné.

Même les 501 euros demandés par le syndicat Solidarité Cordistes, dont « la qualité pour ester en justice pour défendre les droits de la profession » a été reconnue.
Cinq cents euros de frais justice, et un euro symbolique pour le préjudice porté à la profession.

Une bataille de gagnée avec un licenciement abusif reconnu.
Une bataille de perdue dans le combat collectif pour faire respecter l’indemnisation des frais de grand déplacement.
Pour autant, si le conseil de prud’hommes de Paris n’a pas donné droit à Jules sur ce deuxième point, il n’a pas contredit les arguments défendus sur le fond.
Il ne s’est juste pas exprimé dessus.

Donc non, ce n’est pas la fin de l’histoire.
La prochaine bataille peut commencer.

DEUX CONSEILS
POUR MENER À BIEN LA BATAILLE  :

1/ Conservez tous vos justificatifs de frais de transport (billets de train, réservations BlaBlaCar, factures de carburant, tickets d’autoroute, etc.).

2/ Faites par écrit au moins une demande de remboursement de ces frais.


Une non-réponse ou une réponse négative de votre employeur sera le point de départ pour obtenir gain de cause dans une éventuelle procédure aux prud’hommes !

Prenez soin de vous.
À bientôt sur un chantier ou dans la rue !

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *