PRESSE – Jarnias devant les prud’hommes

Paru sur Le Club Médiapart, 27 février 2023

Entreprise décomplexée versus ouvriers lésés : les dessous du chantier Notre-Dame


Contestation de licenciement, paiement des indemnités de grand déplacement… Le mardi 21 février 2023, au Conseil de Prud’hommes de Paris avait lieu l’audience qui traitait du conflit entre Jarnias, une entreprise phare dans le domaine des travaux sur cordes, et un de ses ouvriers venu réclamer le respect de ses droits. Retour sur les enjeux de ce procès pour l’ensemble de la profession.

Maître Géraldine Audinet entame sa plaidoirie.

Cascade de cheveux blonds tranchant sur le noir de sa robe d’avocate. Droite et sévère, elle fait face aux quatre conseillères des Prud’hommes.

Sa plaidoirie sera assez brève. Ne s’embarrassant pas à répondre sur les points dérangeants du dossier.

Ce qu’elle ne dit pas à l’aide d’arguments elle l’exprime par le dédain. Envers Jules, un ouvrier cordiste.

Qui ose attaquer son ancien employeur, l’entreprise de travaux sur cordes Jarnias. Dont aucun représentant légal n’est présent à l’audience.

Qui a l’outrecuidance de demander des comptes à la main qui l’a nourri.

Elle n’aura de cesse de le faire passer pour quelqu’un d’irresponsable. Pour un jean-foutre dans l’exercice de son métier.

Mettant en scène des situations de travail diverses, elle placera à chaque fois la même réponse dans la bouche de Jules. Un « c’est pas grave… » plein d’une traînante nonchalance.

Était-elle sur le chantier ? Loin s’en faut.

Connaît-elle Jules personnellement ? Pas davantage.

Travaillant à Paris, sur le chantier de Notre Dame et habitant près de Lyon, Jules se contraint de rester à Paris le week-end assumant ses frais de logement ? « C’est pour sa convenance personnelle. »

Lorsqu’il rentre, une fois par mois, il n’est pas défrayé du coût de transport, au mépris de la convention collective de laquelle l’entreprise dépend. Réclamant son dû, Jules est alors soupçonné de vouloir « gagner sur les deux tableaux », au détriment de son employeur.

Pensez, avoir le privilège de rentrer chez lui le vendredi soir après une semaine de boulot, en sus plusieurs heures de trajet, ET vouloir se faire indemniser comme le prévoit la convention collective !

Conseil des Prud’hommes de Paris © Eric LOUIS

En matière de droit du travail, sa doxa apparaît pour le moins simpliste.

« Qu’est-ce qui se passe quand on ne respecte pas la règle ? Eh bien on rompt le contrat de travail. » La gradation et la proportionnalité des sanctions lui semblent étrangères. Au reste, ce couperet sans appel résume assez fidèlement les méthodes habituelles de son client.

Alban et Gilles ont eu à subir le même sort que Jules : mise à pied conservatoire (temps pendant lequel le travailleur ne touche aucun salaire), immanquablement suivie d’un licenciement pour faute grave.

Sur ce même chantier de Notre Dame, Gaël a vu son contrat ainsi écourté. Pour un motif qu’il jugeait infondé. Il avait alors lancé une procédure aux Prud’hommes pour licenciement abusif. Puis s’était subitement désisté. L’avocate évoque ainsi le bien-fondé de la décision de l’employeur : « Je vous assure qu’on a pas signé de transaction avec lui. Et comme il racontait n’importe quoi, il s’est désisté le jour où il a reçu mes conclusions »

À quelques jours de l’audience de ce 21 février, Jules a reçu une proposition d’arrangement amiable, afin de solder le conflit en cours. 9000 euros sonnants et trébuchants en l’échange de l’abandon de ses démarches, et bien entendu de son silence. Une solide clause de confidentialité à l’appui.

Lui ne s’est pas laissé acheter.

Le syndicat qui le soutient non plus. La proposition d’arrangement incluait aussi le silence de ce dernier.

Car le syndicat Solidarité Cordistes, représentant les travailleurs, est partie prenante du procès.

Jarnias avait contesté sa présence aux débats, arguant de sa date de création postérieure aux faits examinés. Le PV de constitution du syndicat daté de juillet 2019 a été versé au dossier.

Jules a commencé a subir des pressions de son employeur afin qu’il quitte son poste de lui même en septembre 2020. Pour être finalement licencié le 7 avril 2021.

Contre vent et marées, contre l’implacable évidence du calendrier, Maître Audinet s’arc-boute et réclame aux conseillères l’irrecevabilité de l’intervention volontaire du syndicat.

Déjà qu’un ouvrier demande le rétablissement de ses pleins droits…

Mais qu’en plus un syndicat ouvrier ait la légitimité de le soutenir lui semble une hérésie sans nom.

Lors de sa plaidoirie, elle a aussi évoqué le caractère très sensible du chantier de Notre Dame. Le chantier est à juste titre très surveillé. Elle le rappelle : l’inspection du travail « rôde » tous les jours sur le site. Le choix d’une telle terminologie en dit long sur sa conception du monde du travail. Ou celle du client qu’elle vient ici défendre.

15/04/2021 – Notre-Dame de Paris, deux ans après l’incendie © Le Pelerin

Le 15 avril 2019, Notre Dame de Paris prend feu.

15 heures plus tard, ne subsiste qu’un tas de cendres fumantes au milieu de décombres branlants.

Très vite, il faut sécuriser ce qui reste debout. Évidemment les opérations sont délicates. À la dimension patrimoniale multiséculaire s’ajoutent les tonnes de plomb fondu par le brasier.

Des cordistes sont appelés pour la sécurisation, puis la consolidation de l’édifice.

Les interventions sont très contraignantes. L’évacuation des déchets menaçants se fait en suspension sur cordes, avec l’emploi de masques filtrants et ventilés.

Le chantier est médiatisé. Observé de prés.

Dans les travaux sur cordes, le recours aux travailleurs intérimaires est largement répandu. Selon les chiffres du syndicat patronal, les effectifs sont constitués de 70 % de travailleurs temporaires. Employés à la semaine, à la première incartade, c’est la fin de contrat le vendredi, en toute légalité. Sans possibilité de recours. Très pratique.

Mais là, le donneur d’ordres impose un plafond de 40 % de travailleurs temporaires à ne pas dépasser. La solution est offerte sur un plateau par une législation de plus en plus favorable aux employeurs. Le CDI de chantier. Oxymore du plus bel effet. Un contrat à durée indéterminée, déterminée par la date de fin du chantier.

Seulement, le chantier de Notre Dame est prévu pour durer. Que faire de tous ces gars promptement embauchés alors que les besoins en effectifs diminuent au fil de l’avancement des travaux ?

On leur demande gentiment de partir d’eux-mêmes. Tout simplement.

La vie est si facile, pourquoi la compliquer ? Dès septembre 2020, Jules est convoqué à un entretien avec sa hiérarchie. Mais il n’est pas décidé à partir. Très vite suivra une seconde entrevue. La même demande est formulée de nouveau. Jules ne démord pas.

Enfin, c’est le PDG, pardon, le Chief Executive Officer, himself, Xavier Rodriguez, qui le convoque.

Le ton a changé. La pression s’accentue. Rien n’y fait. L’ouvrier est quelquefois buté.

Il est à noter que l’entreprise ne permet pas à Jules de se faire accompagner d’un représentant du personnel, ni même d’un collègue, malgré ses demandes réitérées. Ces entretiens sont informels.

Alors, la procédure, devenue habituelle chez Jarnias, est appliquée. Une mise à pied conservatoire, avec à la clef, un entretien préalable au licenciement pour faute grave.

Un jour, le chef de Jules constate que ses cordes ne sont pas tendues au maximum. Signe qu’il n’est pas en suspension totale. Qu’il prend appui sur une partie de l’édifice. Or les consignes sont claires : pas plus de 30 % du corps ne doit reposer sur les maçonneries restantes. Comment fait-on pour évaluer un tel pourcentage ? Pour le rectifier si la limite est dépassée ? Surtout dans les conditions d’exercice des cordistes à ce moment des travaux. L’entreprise ne donne aucune procédure propre à respecter cette consigne nébuleuse, évidemment. Elle considère juste que Jules a outrepassé ces 30 %, sans apporter d’éléments plus objectifs que l’observation du chef de chantier. A aucun moment Jules ne reconnaîtra cette faute qu’on lui attribue. (Qu’on lui invente ?)

Autre grief, l’injure. Lors d’une remontrance de son chef, Jules jette à un collègue proche un « Il me casse les couilles, celui-là », pourtant étouffé sous le masque ventilé. Telle réaction est plutôt signe de bonne santé. Plusieurs mètres au dessus, le chef de chantier l’a entendu ! Jules reconnaît s’être emporté, et s’excuse.

Maître Audinet reprendra cette phrase à l’envi. Dans sa bouche, elle sonne bizarrement. Les ouvriers apprécieront la virulence de la répartie ! Ce qui semble outrager cette avocate est pourtant monnaie courante sur les chantiers, dans les usines. Et constitue même une sorte d’entrée en matière lors d’explications moins consensuelles.

Évidemment, par le biais de Maître Laura Menge, son avocate, Jules réfute les motifs du licenciement.

Au delà de se défendre, il passe à l’offensive.

03/11/2020 – Au cœur du chantier de Notre-Dame © Le Pelerin

Le travail en grand déplacement est soumis à des règles d’indemnisations claires, encadrées pas les conventions collectives.

En l’occurrence celles des ouvriers du bâtiment de l’Île de France. Elles sont établies et signées conjointement par des représentants des travailleurs et du patronat. Pourtant, c’est peu de dire qu’au sein des travaux sur cordes peu d’entreprises s’empressent d’en respecter toutes les clauses.

Jarnias ne fait pas exception à la règle. Jules a fait le compte des indemnités journalières de grands déplacement, des frais de transport et des heures de route dont on l’a spolié. Et présente la note aux Prud’hommes. Il serait fastidieux d’entrer dans le détail des sommes et des situations auxquelles elles correspondent. Maître Menge en a rappelé le détail lors de sa plaidoirie. Sur une période de travail de 13 mois, le total dû se monte à plus de 8000 euros !

La dernière plaidoirie est celle de Grégory Molina, au nom de Solidarité Cordistes. En ouverture de l’audience, la greffière a passé d’interminables minutes à vérifier son identité. A éplucher les statuts du syndicat afin de valider la légitimité de sa présence.

La silhouette de Grégory tranche avec le reste de l’assemblée. Déjà, il est le seul homme. Face aux quatre conseillères, aux deux avocates et la greffière.

C’est aussi le seul ouvrier. S’il ne le revendiquait pas, sa dégaine le trahirait. Les dorsaux et les deltoïdes se dessinent sous le tee-shirt blanc un chouia trop court.

Grégory a pris une journée sans solde afin de venir soutenir la cause des travailleurs.

Il ne bénéficie d’aucune heure de délégation. Hier, il trimait dans un silo de ciment. Demain il y retourne. Un aller-retour en train à ses frais depuis la gare de Poitiers en guise de repos. C’est aussi lui qui a rédigé les conclusions au nom du syndicat. 36 pages complètes, précises, argumentées portant uniquement sur une seule partie de l’affaire : les indemnités de déplacement incomplètement versées. De là vient peut-être aussi l’agacement de l’avocate de Jarnias. C’est d’ailleurs après avoir reçu les conclusions de Grégory et de maître Menge que Jarnias a proposé un accord amiable à Jules.

Peut être aussi parce que ce préjudice est aussi celui de la majorité des cordistes en activité. D’où l’intervention de Solidarité Cordistes au bénéfice de l’ensemble des travailleurs de la profession.

Faire reconnaître ces manquements réguliers aux règles conventionnelles serait un pas supplémentaire pour aider les travailleurs à imposer le respect de leurs droits.

Pour tous les cordistes du groupe Jarnias, ou n’importe quel travailleur en général, les Prud’hommes permettent de remonter jusqu’à 3 ans en arrière pour réclamer leur dû en terme d’indemnités.

C’est notamment pour cette raison que Jules et le syndicat demandent aux conseillères de condamner Jarnias à « afficher la décision à intervenir aux portes d’entrée du siège social de l’entreprise ».

À la suite de Maître Menge, Grégory développera moult arguments en faveur d’une juste et légale indemnisation de Jules. Il démontera les arguments de la partie adverse.

Les 9 attestations fournies par Jarnias ont été passées au crible. Quasiment aucun de ces témoignages ne provient d’un simple ouvrier cordiste.

Au moment des faits, la plupart étaient chefs d’équipe, chef de chantier, conducteurs de travaux. Ou le sont devenus depuis, la majorité ayant bénéficié d’une promotion professionnelle. Visiblement, Xavier Rodriguez a battu le rappel de ses troupes à la rescousse.

Grégory s’appesantira sur l’attestation de Didier Rifle. Le seul à s’aventurer sur le terrain des frais de déplacement. Celui-ci affirme que chaque mois, sur présentation de justificatifs, Jarnias lui règle rubis sur l’ongle ses billets de train pour joindre chaque semaine son domicile lyonnais et la capitale. Il se contente d’affirmer le fait. Sans fournir le moindre bulletin de salaire qui viendrait le prouver. Selon lui « la règle est la même pour tout le monde ». Encore aurait-il fallu que Jules soit au courant de cette modalité. Il n’est pas devin. De plus, Didier Rifle, qui a l’air de se présenter comme un simple employé de base, accuse 22 ans de présence au sein de chez Jarnias. 10 ans en tant que chef de chantier, puis 12 ans comme conducteur de travaux.

Comparant ainsi sa situation avec celle de Jules, il omet de préciser qu’il ne dépend pas de la même convention collective que lui. Ce qui est applicable à l’un ne l’est pas nécessairement à l’autre.

Pour sa part, Jules présente les attestations de 4 cordistes ayant travaillé pour Jarnias en grand déplacement. Fiches de paie, contrats de travail et propositions d’embauche à l’appui. Jamais il ne leur a été proposé le remboursement de leur lourds frais de transport. Rien de plus pour leurs heures de route. Et encore moins pour le paiement en calendaires de leurs indemnités journalières de grands déplacements.

À la fin de l’exposé de Grégory au nom de Solidarité Cordistes, Maître Géraldine Audinet se lève outragée. « Je note une chose, que M Molina a fait une attestation qu’il a fait lui même et qu’il verse dans les débats. C’est comme si moi je faisais une attestation pour mon client. C’est n’importe quoi. »

Grégory rétorque posément qu’il est lui-même ouvrier cordiste depuis de nombreuses années. Et qu’il connaît les conditions et méthodes de travail chez Jarnias pour y avoir été employé. Il a d’ailleurs assumé cette attestation face aux conseillères. Et qu’il comprendrait et admettrait le cas échéant l’irrecevabilité de ce témoignage.

« Mais ça n’a rien à voir. C’est comme si moi je fournissais une attestation au prétexte que je suis salariée d’un cabinet ou… » Chacun attend la chute, un sourire naissant aux lèvres. Elle ne viendra pas. Non, elle n’aura jamais la légitimité d’un ouvrier. Se rasseyant sous les regards amusés, elle s’en rend compte.

Salle d’audience 1 © Eric LOUIS

Ce mardi 21 février 2023, dans la chambre 1 de la section industrie du Conseil de Prud’hommes de Paris, deux classes s’affrontent.

Deux mondes s’opposent.
Maître Audinet défend l’un de ces mondes avec ardeur.
Soit elle est en osmose idéologique avec son client.µ
Soit elle s’investit de manière éblouissante dans son rôle.

Il n’aura été donné à personne de lui poser la question. Dès la fin de l’audience, elle fourre nerveusement ses quelques affaires dans son sac, et, sa robe sous le bras, quitte précipitamment la salle, ne saluant personne.

Délibéré le 4 avril.

2 réponses sur “PRESSE – Jarnias devant les prud’hommes”

  1. Bravo à vous tous, très belle écriture de Louis, bravo à Gregory pour son courage et son travail de rédaction.
    Xavier Rodriguez à les dents longues… trop et il pense être plus Intel et plus fort que tout le monde.
    Didier Rifle est un bon gars, à l’ancienne mais un des meilleurs conducteur que j’ai connu.
    Votre travail trouvera sa cible et l’acceptation de s’asseoir sur ses droits, viendra à s’arrêter petit à petit, et grâce à votre travail.
    Merci, bravo.

  2. « Mais il n’est pas décidé à partir ». La phrase au coeur du problème semble si anodine qu’on en oublierait la teneur. Pourtant, le principe de l’intérim est là : aller là où il y a du travail, partir lorsqu’il n’y en n’a plus. C’est d’habitude le jeu tacite et bien accepté entre employeurs et intérimaires. Pourquoi rester si l’on vous demande de partir? On voit vite les ambiguïtés du contrat de chantier de longue durée : s’ancrer tout en habitant à 500km ( une hérésie de nos jours), s’inscrire dans la durée tout en échappant aux responsabilités. Qui comprend?

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