PRESSE – Pour les cordistes du groupe Jarnias, une précarité généralisée et «peu de place pour l’humain»

Paru le 30/12/2024 sur Libération

Large recours à l’intérim, licenciements jugés abusifs, manque de dialogue social… Le leader des travaux en hauteur, présent sur les chantiers les plus prestigieux comme Notre-Dame, est pointé par d’anciens collaborateurs pour ses méthodes peu respectueuses du code du travail. Des accusations que le groupe réfute fermement.

Un cordiste du groupe Jarnias travaille sur le chantier de Notre-Dame, à Paris le 7 octobre 2019. (Patrick Gardin/Divergence)

Les cordistes ont joué un rôle clé dans la renaissance de Notre-Dame, notamment pendant la phase de sécurisation et de déplombage du chantier. Il fallait dégager les gravats stationnés en hauteur, stabiliser les piliers et sécuriser l’échafaudage ravagé par l’incendie survenu le 15 avril 2019. Les employés du groupe Jarnias sont dépêchés sur le site quelques jours plus tard. Chargé des chantiers les plus prestigieux de France, à l’instar de la 20e campagne de peinture de la tour Eiffel entre 2021 et 2022, Jarnias est le leader des travaux en hauteur. En dépit de son statut d’incontournable chez les cordistes (le groupe revendique 500 emplois répartis dans 14 entreprises), Jarnias prendrait des libertés avec le code du travail, notamment en matière de licenciements, et laisse peu d’espace au dialogue social.

«L’ambiance au sein de ce groupe est délétère, la pression sur le personnel est dingue. Il y a peu de place pour les droits et pour l’humain», résume à Libération un ancien cadre aux ressources humaines de Jarnias, qui a demandé l’anonymat. Des dérives déjà soulevées par Mediapart en juillet 2023 après le licenciement pour «faute grave» d’un salarié qui avait annoncé son intention de monter une liste CGT en vue des prochaines élections professionnelles. Ce cas est loin d’être isolé, d’après plusieurs témoignages que nous avons recueillis. Un CDI remercié pour une photo postée sur Facebook, un autre pour des cordes jugées pas assez tendues, un intérimaire non reconduit après un like sur LinkedIn… Et si certains se tournent vers les prud’hommes, d’autres en sont dissuadés par la puissance du groupe.

Le métier, qui consiste à effectuer des travaux en hauteur ou dans des lieux inaccessibles, requiert une bonne condition physique. Aussi ne faut-il pas avoir peur du risque et de la précarité : c’est l’un des secteurs d’activité du BTP où l’on compte le plus d’accidents mortels. Les carrières excèdent rarement vingt ans d’activité.

Le chantier de Notre-Dame a mis un coup de projecteur sur les cordistes, et sur le groupe : Arte, TF1 ou encore France 2 leur ont consacré des reportages. Selon les données fournies par le groupe, près de 100 de leurs cordistes sont intervenus entre avril 2019 et la fin du chantier. La société a fait appel à de nombreux intérimaires : 23 % des effectifs, selon elle. Soit moins (et mieux) que les 40 % maximum recommandés par la Direction générale du travail (DGT). Un document interne consulté par Libération permet de nuancer ce chiffre apparemment vertueux. D’après un tableau de synthèse des salariés affectés à Notre-Dame, entre janvier 2021 et mars 2023, le seuil des 40 % recommandé par la DGT a été dépassé 55 semaines sur 113, atteignant parfois les 75 % d’intérimaires.

Clause de confidentialité

Le 22 avril 2021, Maxime (1), employé par Jarnias par le biais d’un CDI de chantier depuis le 16 mars, reçoit une convocation. La veille, il a publié sur Facebook une photo, qu’il supprime moins de vingt-quatre heures plus tard, qui le montre à l’œuvre sur le chantier de Notre-Dame. Les personnes et entreprises intervenant sur le site sont en effet soumises à une clause de confidentialité imposée par l’Etablissement public, qui chapeaute les travaux de l’édifice. Le responsable, qui lui remet la convocation en main propre, lui assure qu’il ne s’agit que d’une formalité et qu’il s’en tirera, tout au plus, avec un avertissement. Le 7 mai, le couperet tombe : Maxime est licencié pour faute. «La surmédiatisation du chantier et de la société permettait l’identification de l’environnement ainsi que de notre entreprise», assure Xavier Rodriguez, directeur général du groupe, dans la lettre de licenciement consultée par Libération.

Surpris, Maxime s’estime lésé et intente une action aux prud’hommes. Il trouve la mesure excessive : pléthore de photos prises sur le chantier circulent sur les réseaux sociaux, publiées notamment par des salariés de Jarnias. Sauf que tous n’ont pas un statut aussi précaire que Maxime, qui déplore : «C’est une boîte où l’humain est dévalorisé.» Découragé, il assure avoir abandonné les procédures de peur qu’elles ne s’étalent dans le temps. Le salarié dit avoir trouvé un accord financier avec le groupe : «Xavier Rodriguez m’a dit espérer un apaisement et que les choses n’iront pas plus loin.» Maxime ne travaillera plus pour Jarnias.

Venu de la région lyonnaise, Felix (1), comme beaucoup, saisit l’opportunité de travailler sur le chantier de la cathédrale à partir de mars 2020. Il accepte un CDI de chantier et se prépare à vivre ballotté entre la capitale et le bassin rhodanien. Moins de six mois après, Félix sent le vent tourner. «Je me sentais doucement incité à prendre la porte, raconte le jeune lyonnais. J’ai refusé et je savais qu’au premier prétexte, ils allaient me dégager.» Le 2 février 2021, il prend les devants et adresse un courrier aux ressources humaines pour attester de sa motivation à rester sur le chantier. L’étau se resserre. Ses entrevues avec Jarnias se font de moins en moins cordiales. Le 19 avril, après un différend avec un chef d’équipe, il est convoqué puis licencié dans la foulée pour «faute grave».

Felix aurait aussi manqué aux règles de sécurité, ses cordes n’étant pas assez tendues. Mis à pied et privé d’un mois de salaire, il remporte définitivement sa procédure aux prud’hommes, le conseil constatant un licenciement dépourvu de causes réelles et sérieuses. La société est condamnée à lui verser 10 440 euros. «C’est une bonne chose d’avoir fait valoir mes droits, mais maintenant je suis grillé chez Jarnias, qui reste le premier employeur chez les cordistes», concède Felix. Le groupe maintient auprès de Libération que «la version du salarié n’a pas été démontrée dans le cadre du litige» et que «ce seul dossier ne saurait entacher la réelle qualité du dialogue social chez Jarnias». Ce qui n’est pas l’avis d’anciens collaborateurs.

Syndiqués et militants, les indésirables ?

«Personne ne savait réellement combien de temps allait durer le chantier de Notre-Dame. Implicitement, la stratégie était d’embaucher à plein tube, quitte à licencier certains gars à la moindre broutille», raconte Mathieu (1), ancien cadre aux ressources humaines de Jarnias entre 2019 et 2022. Il évoque la «pression dingue» mise par Xavier Rodriguez sur ses équipes. Tenir le haut du pavé permet non seulement à Jarnias de décrocher des prestigieux chantiers, mais aussi de dissuader les salariés de faire valoir leurs droits. Selon cet ancien responsable, chez Jarnias, «c’est un peu «marche ou crève». Ils ont une telle influence dans le milieu que beaucoup préfèrent se mettre au pas».

Selon lui, syndiqués et militants ne sont pas en odeur de sainteté sur les chantiers de Jarnias, en particulier la tour Eiffel et Notre-Dame : «Sur ces secteurs très médiatiques, le tissu militant est inexistant. Il y avait une consigne en interne visant à exclure les personnes affiliées à des associations ou qui avaient tendance à porter des revendications sociales.» Interrogé par Libération sur ce point, Jarnias dément cette information et assure travailler en bonne intelligence avec les syndicats, sans fournir de données précises.

Fabien, employé au sein de l’agence SETT Intérim, effectue de nombreux chantiers pour Jarnias entre 2022 et 2023. Après quelques semaines de congé, il prend langue avec son chef d’équipe. D’après Fabien, celui-ci lui aurait dit ne pas le reconduire, «la direction n’ayant pas apprécié qu’[il] like sur LinkedIn un billet de blog de Mediapart». Le billet en question relatait les dessous du chantier de Notre-Dame et les déboires de Jarnias aux prud’hommes face à un salarié qui contestait son licenciement.

Précarité généralisée au sein du métier

Selon des captures d’écran obtenues par Libération, Xavier Rodriguez a consulté le profil de Fabien une première fois. Trois jours plus tard, c’est une autre huile du groupe, le responsable performance de l’époque, qui venait aussi fureter sur la page de l’intérimaire. Fabien s’étonne : plusieurs sources lui confirment que la non-reconduction de son contrat est bien une conséquence directe de son like. Il n’a plus jamais eu la possibilité de travailler pour Jarnias. A Libération, le groupe commente : «A aucun moment un like sur un compte LinkedIn ne saurait expliquer une décision de ne plus travailler avec un compagnon.» Bien que le PDG du groupe ait consulté le profil de Fabien, et que Maxime a été licencié pour sa photo de profil Facebook, Jarnias soutient «respecter la vie privée de chacun» et que sa «politique n’est pas de suivre les réseaux sociaux des employés» mais «simplement les publications qui mentionnent le groupe et les entreprises».

Les méthodes que décrivent les anciens salariés de Jarnias sont symptomatiques d’une précarité généralisée au sein du métier. D’après les données syndicales, le taux de contrats temporaires dans la profession frise les 70 %. «C’est un métier aussi polyvalent que précaire, définit Grégory Molina, de l’association des Cordistes en colère, cordistes solidaires. On pratique toutes les tâches du BTP en étant exposé à l’ensemble des risques, avec, le plus souvent, des contrats très courts renouvelables.» La précarité des contrats est telle que le comptage des cordistes est vain : «La profession ne dispose pas d’un code APE [activité principale exercée, ndlr], tout recensement exhaustif est impossible», déplore le cordiste. Une approximation qui se traduit par une difficulté à évaluer les accidents de travail et qui freine la mise en place de mesures qui permettraient de réduire les risques. «On compte 33 décès depuis 2006. Selon la façon dont on dénombre les cordistes, c’est de 6 à 23 fois supérieur à la moyenne nationale dans d’autres secteurs.»

(1) Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.

 

Par  Hugo Bachelet et Romain Zanol


Source : Libération

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