CORDISTES MORTS ÉTOUFFÉS SOUS LE SUCRE :
Comment le respect d’une réglementation en vigueur depuis 1956 (!) et «un minimum d’anticipation» auraient pu éviter un drame, puis neuf ans de cauchemars aux proches des victimes.
Crédit photo : Arakné Travaux d’accès difficiles
13 mars 2012. À Bazancourt, dans la Marne, quatre cordistes descendent au fond d’un silo de cinquante-quatre mètres de haut. Sous leurs pieds, dix à quinze mètres de sucre. Deux hommes seulement remonteront vivants. La formation d’un cratère dans la masse de matière instable sur laquelle ils travaillaient ensevelira leurs deux collègues, inexorablement, sous des milliers de tonnes de sucre. Arthur Bertelli et Vincent Dequin, 23 et 33 ans, ne reverront jamais le jour.
21 septembre 2021. Le géant sucrier Cristal Union (Daddy, Erstein…) et Carrard Services, son prestataire de nettoyage, seront de nouveau jugés à la cour d’appel du tribunal de Reims après avoir fait appel au terme d’une première audience en janvier 2019. Pour les proches, pour les collègues de ces deux cordistes, le cauchemar se poursuit neuf ans et demi après les faits.
Éric Louis, qui verra son collègue de 21 ans, Quentin, périr dans les mêmes circonstances, dans un silo voisin du même site de Cristal Union cinq ans plus tard, revient avec une précision glaçante sur ce drame qu’un treuil d’évacuation, une paire de talkies-walkies et « un minimum d’organisation et d’anticipation de la part des employeurs » auraient pu éviter.
Un matin de printemps 2012, vers 8 heures, l’équipe de cordistes arrive sur le site de la sucrerie Cristal Union, à Bazancourt.
Il y a là Roger, le chef d’équipe. Mustapha, posté en tant que vigie. Eux resterons en haut. Abdelamid, salarié de Carrard Services, ainsi que Frédéric, Vincent et Arthur, intérimaires, descendront au fond.
Passées les formalités d’accueil en usage, ils se dirigent vers le silo n°4. Commencent à décharger leur matériel, et l’entreposent au rez de chaussée du silo. Les cordes impeccablement lovées, les lourds sacs contenant les harnais, les mousquetons, descendeurs, anti-chutes, anneaux de sangle… Également les pelles, les pioches, les griffes. Ils entassent le tout dans le monte-charge exigu qui transportera aussi les hommes au sommet du cylindre de béton, 54 mètres plus haut.
Arrivés dans le « grenier » du silo, les cordistes équipent leurs cordes. Il faudra descendre par les trous de remplissage situés à l’aplomb de la zone où se commencera le travail.
L’opération n’est pas anodine. Aucun ancrage n’est prévu pour effectuer l’amarrage des cordes, malgré la récurrence de l’opération. Depuis plusieurs années, Carrard service intervient dans cette sucrerie, dans ce silo, et personne n’a pensé à réaliser des points de fixation normés et éprouvés. La débrouille et l’improvisation prévalent. C’est aux travailleurs de pallier l’imprévoyance de ceux qui les dirigent. De ceux qui commandent les travaux, pourtant propriétaires des installations.
Un silo de la taille d’un immeuble d’une vingtaine d’étages
Les cordes seront équipées directement sur la machinerie présente sur place, à savoir l’ensemble de convoyeurs à bandes transporteuses destinés à acheminer le sucre vers les trous de remplissage lors des campagnes de chargement du silo.
L’opération est importante, décisive même. Lorsqu’on se retrouve suspendu à cinquante mètres du sol, la moindre erreur peut s’avérer fatale.
Mais ces hommes sont des professionnels. Des travailleurs expérimentés. Les équipements sont réalisés dans les règles de l’art.
Ils attendent maintenant le règlement d’autres formalités. La mesure de CO² à l’intérieur du silo. La délivrance du permis de pénétrer.
Enfin, vers 11 heures, ils amorcent la descente. Plus de quarante mètres en rappel, sur leur corde de travail, assurés par un dispositif anti-chute connecté à une corde de sécurité.
Arrivés en bas ils se posent sur le sucre. Matière dense et stable. On ne s’y enfonce quasiment pas. Bien moins que dans du sable sec, dans les dunes. Il serait d’ailleurs impossible de gratter, piocher, pelleter suspendu à une corde de quarante mètres de long, que le caractère semi-statique transformerait en élastique sur telle longueur.
Pour ce travail de plain-pied, ils se libèrent d’une des deux cordes et restent connectés à la première, selon les préconisations en vigueur.
Il faudra bien plus de quatre paires de bras pour vider et nettoyer le silo. Environ 5000 tonnes de sucre cristal s’accumulent encore sur l’intégralité de la surface de ce silo de trente mètres de diamètre. Soit plus de 700 m², recouverts d’une hauteur de dix à quinze mètres de sucre.
La masse immaculée est formidable. Écrasante. Vus du sommet, les cordistes ne sont que de minuscules points s’agitant à la surface d’une banquise. Le silo égale la taille d’un immeuble d’une vingtaine d’étages.
Aucun moyen de communication, aucune issue pour sortir par le bas
Pour l’heure, il s’agit de dégager la trappe des sept mètres. Une porte latérale percée dans l’épaisseur du béton, située, comme son nom l’indique, à sept mètres du fond du silo. Elle est entièrement recouverte de sucre. Une fois dégagée, elle servira d’accès et de point de surveillance pour les cordistes qui procéderont au vidage du sucre.
Abdelamid et Frédéric se postent contre la paroi. Vincent et Arthur se tiennent un peu plus éloignés du mur. Les premiers sont en charge d’émietter et faire glisser le sucre accumulé contre le mur humide vers les seconds qui doivent le faire dévaler encore un peu plus bas.
Au contact de la paroi, le sucre est dur. Chacun est descendu avec une pelle. Pelle en matière plastique, comme l’impose le contact avec toute substance alimentaire. Abdelamid demande une pioche.
N’ayant pas de moyen de communication, il a du mal à se faire comprendre par ses collègues de faction là-haut. Frédéric se fait d’ailleurs la réflexion, arrivé en bas, que cette impossible communication n’est pas sécurisante. Il songe également qu’il n’y a pas de moyen d’évacuation. Qu’il n’existe pas d’issue en partie basse.
Finalement une pioche descend lentement, se dandinant au bout d’une corde. Puis une seconde.
À peine une demi-heure qu’ils ont posé le pied au fond du silo. Le raclement des pelles, les coups de pioche rendent un son étrange, étouffé, déformé par l’acoustique particulière du lieu. Par l’atmosphère lunaire.
Soudain Arthur dit qu’il sent le sucre bouger sous ses pieds.
Quelques secondes d’horreur
Les autres n’ont pas le temps de lui répondre. À l’endroit où il se trouve, un cratère s’ouvre. Arthur est entraîné vers le bas. Le sucre l’ensevelissant inexorablement. Le drame se joue en quelques secondes. Quelques secondes de confusion, de sidération. D’horreur.
Vincent tente immédiatement de porter secours à Arthur.
Très vite le cône s’élargit, et entraîne Vincent. Il lutte pour tenter de sortir du flot, pendant qu’Abdelamid et Frédéric hurlent à l’attention de la vigie de fermer les trappes.
A aucun moment les cordistes n’ont été informés que des trappes de vidage seraient ouvertes sous leurs pieds.
Ils viennent de le comprendre. De la pire des manières. A leurs dépens.
Puis c’est au tour de Frédéric de glisser vers une mort certaine. Il parvient in-extremis à se raccrocher à une corde laissée libre par les cordistes lors de leur arrivée au fond. Au prix d’efforts désespérés, il s’extirpe du torrent de sucre.
Vincent lutte toujours mais s’enfonce. Voit venir l’irrémédiable. Le sucre l’emmène, le grignote peu à peu.
Abdelamid tente de lui porter secours. Empoigne la main de Vincent et tire de toutes ses forces. L’effort est vain. On ne sort pas un corps aux trois quarts immergé dans une masse de sucre. Dans une masse de quoi que ce soit d’ailleurs. D’autant qu’en l’occurrence la matière n’est pas inerte : l’aspiration du sucre qui s’écoule en un siphon géant est d’une force phénoménale.
Abdelamid tient toujours la main qui émerge. Le visage de Vincent a disparu. Englouti. Effacé.
La cascade de sucre s’arrête enfin. Trop tard.
La mort qui rôde dans les silos est une salope
Ces instants de cauchemar n’ont duré que quelques secondes. Quelques secondes qui feront basculer dans l’horreur la vie des familles et des proches d’Arthur et Vincent. Noieront de chagrin Marion et Fanny, leurs jeunes compagnes. Hanteront à jamais l’existence Frédéric et Abdelamid.
Pendant ce temps, Roger s’est équipé pour descendre à son tour. Quand il arrive au fond, il ne peut que constater les dégâts. Il demande aux rescapés de remonter.
Frédéric et Abdelamid entreprennent la remontée la plus longue, la plus pénible, la plus dure de leur vie de cordiste. Plus de 40 mètres d’ascension, 50 centimètres par 50 centimètres. Monter le bloqueur de poing, pousser sur la jambe, hisser le bloqueur ventral. Cette trilogie monotone cent fois recommencée. En guise de lest, ces scènes de cauchemar qui viendront les visiter des années durant.
Avec les corps de leurs deux camarades restés au fond.
Avec cette chance coupable d’avoir échappé à la mort. Une mort cruelle.
Pas de celles qui frappent d’un coup. Sec. À l’improviste.
Pas de celles qu’on atténue à grand coup de morphine brouillant la perception de la réalité.
Mais celle qui garantit un lourd et indiscutable « préjudice ante-mortem », comme dit pudiquement la justice.
Chez Cristal Union, la mort qui rôde dans les silos est une salope.
Plus exactement une faucheuse sadique.
Elle prend son temps.
S’amuse. Éprouve.
Laisse des rescapés traumatisés pour témoigner de son œuvre.
Jamais une fatalité, mais des causes qu’il aurait été facile d’éviter
Pendant que le drame se déroule, le temps qu’il comprenne ce qui se passe du haut du silo, Mustapha court au téléphone du monte-charge. Il appelle le poste situé dans la cave. Là, Sandrine Lanthier, responsable du silo et Bastien Lelong, opérateur de désilage, s’activent à faire couler le sucre par les deux trappes ouvertes. Ignorant ce qui se joue au dessus de leur tête. Ne se doutant pas qu’ils précipitent ainsi deux hommes vers leur fin.
Bastien Lelong décroche. Il entend mal. Le fracas des machineries couvre la voix de Mustapha.
Il comprend enfin. Se précipite pour fermer les trappes. Il ne le sait pas encore, mais c’est déjà trop tard.
L’accident n’est jamais une fatalité. Celui-ci s’explique par une somme de causes qu’il aurait été facile d’éviter. Une poignée de secondes, et il s’est avéré mortel.
Poignée de secondes durant lesquelles un moyen de communication efficace et un dispositif de secours immédiat ont cruellement manqué.
Le fond du silo est redevenu calme. Les sept cordes immobiles hachurent la hauteur de la paroi bleu ciel. Il règne un silence sépulcral. Plus rien ne vient entacher la blanche surface du sucre de nouveau inerte.
Sauf la main de Vincent, tendue en un illusoire appel au secours.
Et le point jaune vif de son casque.
Les excuses de la justice pour une procédure anormalement longue
Cette histoire malheureusement vraie, trop vraie est arrivée le mardi 13 mars 2012.
On pourrait la croire avalée, digérée. Jugée. Digérée parce que jugée.
Il n’en est rien.
Près de dix ans après cette tragédie, les familles d’Arthur et Vincent luttent toujours pour que la vérité soit reconnue. Pour la justice.
Une première audience a eu lieu en janvier 2019.
En 2019 ! Soit sept ans après les faits. Le juge ouvrira d’ailleurs la séance sur ses excuses au nom de la justice pour ce délai de traitement anormalement long.
La chambre correctionnelle du tribunal judiciaire de Reims, à la suite d’une audience marathon et éprouvante d’une durée de douze heures, prononce son jugement à l’encontre des quatre prévenus.
Cristal Union, le donneur d’ordres, et Carrard services, son prestataire, sont condamnés à 100 000 euros d’amende, la publication et l’affichage du dispositif du jugement, ainsi que le placement sous surveillance judiciaire pour une durée de deux ans.
Michel Mangion, directeur de la sucrerie au moment des faits, et David Duval directeur opérationnel chez Carrard Services, écopent quant à eux de six mois de prison avec sursis, et 15 000 euros d’amende.
L’appel des prévenus, le cauchemar des proches d’Arthur et Vincent
Au vu des éléments à charge et du nombre de négligences constatées, ces peines ne paraissent pas délirantes. Elles viennent en réparation de la mort atroce de deux jeunes travailleurs, enterrés vivants et conscients sous des tonnes de sucre. Sous le regard impuissant de leurs collègues. Leurs familles ont attendu cette réponse durant sept longues années.
Les prévenus ont alors un mois de réflexion pour accepter ou non cette sentence.
Le dernier jour du délai légal, les quatre avocats interjettent appel.
Douche glaciale sur les proches d’Arthur et Vincent. Le cauchemar se poursuit.
Ce mardi 21 septembre 2021, à la cour d’appel du tribunal de Reims, un nouveau chapitre va s’écrire.
Et les mêmes questions se poser à nouveau. Les réponses sont malheureusement connues.
« Une visiblité opérationnelle [qui] était quand même relativement satisfaisante »
Pourquoi les cordistes ont-ils été envoyés dans le fond de ce silo sans issue sans le moindre moyen de communication ? Présent au nom de Cristal Union au cours de la première audience mais ne témoignant pas sous serment, Maurice Lombard, directeur industriel du groupe, affirmait pourtant qu’« il n’y avait pas de violation de l’article 5 de l’arrêté du 28 mars 1979 au titre d’avoir un surveillant à un poste lui permettant de contrôler les déplacements des opérateurs à l’intérieur car la personne chargée d’assurer la communication, de la société Carrard Services […] voyait des cercles en mouvement sur le tas de sucre. Ce qui montre que la visibilité opérationnelle était quand même relativement satisfaisante. »
Maurice Lombard a une notion de la surveillance dangereusement laxiste. Comment une surveillance à plus de quarante mètres au dessus des protagonistes peut-elle être satisfaisante ? Sans compter que l’acoustique du lieu a de quoi mener le premier ingénieur du son venu à la dépression.
Un directeur industriel peut-il se contenter d’une visibilité « relativement » satisfaisante ? Tant que lui-même ou l’un de ses proches n’est pas au fond du silo, certainement.
Concernant l’absence de moyens de communication, David Duval déclarera : « On a fait remonter l’information, mais on leur a dit « allez-y » ». Entérinant la légèreté affichée par son client en termes de sécurité des ouvriers.
Pire encore, les responsables de Cristal Union et de Carrard Service sont présents en haut du silo en ce mardi matin, à l’ouverture du chantier. Ils prennent la précaution d’effectuer une mesure du taux d’oxygène présent à l’intérieur. En revanche, personne ne s’alarme de l’absence de moyen d’évacuation. Cette opération, planifiée de longue date, a pourtant fait l’objet de visites préalables. D’un plan de prévention spécifique. La sucrerie de Bazancourt compte quatre silos de stockage de sucre régulièrement vidangés et nettoyés par Carrard Services.
Les responsables des deux entreprises décident conjointement
d’ouvrir deux trappes de vidage
«Le travail est programmé et supervisé de telle sorte qu’un secours puisse être immédiatement porté au travailleur en cas d’urgence. » Malgré la récurrence de ce genre d’intervention, ni chez Cristal Union, ni chez Carrard Services on ne semble connaître l’article R.4323-89 du Code du Travail.
On peut nourrir beaucoup de regrets quand on pense au peu de dispositifs qui auraient pu sauver la vie d’Arthur et de Vincent. Une paire de talkie-walkie. Un treuil d’évacuation. Ainsi qu’un minimum d’organisation et d’anticipation de la part des employeurs, responsables de la santé et de la sécurité de leurs employés au travail.
En revanche, on ne peut que ressentir de la colère lorsqu’on songe aux raisons qui ont conduit à cet accident.
Et de la rage, quand on sait qu’il aurait pu aisément être évité. Qu’il n’aurait jamais dû survenir.
L’article 3 de l’annexe de l’arrêté du 24 mai 1956 (!), précise dans ses Consignes pour l’exécution des travaux à l’intérieur des accumulateurs de matières : « Avant la visite : Arrêter l’alimentation et la vidange et, le cas échéant, en condamnant à l’arrêt les systèmes distributeurs. Verrouiller à l’arrêt tous dispositifs destinés à faciliter l’écoulement des matières. Le déverrouillage en cours de travail ne devra s’effectuer que sur l’ordre de l’agent de maîtrise chargé de leur surveillance. »
Ce que conclut également la synthèse du guide produit par le Syndicat National de Fabricants de Sucre (SFNS) lui-même : « Pas de trappes ouvertes avec des personnes dans le silo ».
En dépit de ces règles élémentaires de sécurité, les responsables des deux entreprises décident conjointement d’ouvrir deux trappes de vidage situées de part et d’autre de l’endroit où sont positionnés les cordistes. La trappe au-dessus de laquelle ils se trouvent restera fermée. Délicate attention. Seulement l’espacement entre les bouches d’évacuation n’est pas tel qu’il ne puisse pas représenter un danger. Cerise sur le gâteau empoisonné : les travailleurs ne sont pas au courant que des trappes sont ouvertes quelques mètres sous leurs pieds ! Ils le comprendront une fois pris au piège.
Aucune condition ne justifiait la descente de cordistes dans le silo n°4
Plus loin, l’article 3 de l’annexe de l’arrêté du 24 mai 1956 précise encore que lors de « cas exceptionnels la descente à l’intérieur des accumulateurs peut s’avérer nécessaire ».
Ces « cas exceptionnels » sont ainsi définis : « Au cours de l’exploitation en cas d’arrêt de l’écoulement après que l’on a épuisé tous les moyens prévus pour le rétablir ».
Sans oublier que ce même arrêté exige en premier lieu d’ « assurer ou rétablir l’écoulement des matières par des moyens autres que la descente du personnel dans l’accumulateur. »
Or jusqu’à la veille de l’intervention, le silo est en exploitation. Du sucre en est soutiré sans problème. Maurice Lombard l’affirme sans ciller : « le sucre s’écoulait régulièrement puisque des opérations de »désilage », c’est à dire de vidange du silo, étaient effectuées quotidiennement pour livrer les clients ».
Plus grave, le matin même des travaux, le soutirage continue.
Le 13 mars 2012, avant 4h24 une équipe de nuit désile au silo 4.
De 5h à 8h, l’opération de désilage est effectuée par deux personnels de Cristal Union.
Le désilage des trappes spécifiques A1 et A19 est lancé à 10h34. Les cordistes entrent dans le silo vers 11 heures.
L’accident a lieu vers 11h30.
À la lecture de ces éléments une conclusion s’impose : il suffisait donc de continuer le soutirage gravitaire et vider le silo au maximum avant toute intervention de cordistes à l’intérieur.
Ainsi le 13 mars 2012, contrairement à ce que définit l’arrêté du 24 mai 1956, aucune condition ne justifiait la descente de cordistes dans le silo n°4.
Un adulte peut être englouti en onze secondes
David Duval, assis sur le banc des prévenus pour le compte de Carrard Services, ressasse ses remords : « Je pense qu’ils auraient pu continuer un désilage naturel. Si on avait su qu’il y avait eu du désilage jusque dans la nuit, on n’y serait pas allé. »
Savait-il que le rendement de deux trappes ouvertes est de 50 à 70 tonnes à l’heure, soit un écoulement de 830 kg à 1,2 tonnes par minute ? Quelles sont les chances d’un homme piégé dans un tel avaloir ?
Une étude de l’université de l’Arkansas indique que « entrer dans une cellule pendant que le grain est soutiré peut être une erreur fatale. Les mesures avec des mannequins et un écoulement de 25 cm de diamètre, indiquent qu’un adulte peut être englouti en 11 secondes.»
Les bouches de vidage du silo n°4 mesurent vingt centimètres.
Pourtant les travailleurs étaient encordés. C’est la réflexion qui revient à l’évocation de cet accident.
Les cordes peuvent s’allonger jusqu’à huit mètres sous une telle charge
Les cordes utilisées sont de type « semi-statique » et relèvent de la norme EN1891A.
Concernant ces cordes, le Petit Mémento du cordiste indique que « la singularité du fil polyamide qui les compose est d’avoir la capacité de s’allonger naturellement de 20 % de sa longueur lorsqu’il est étiré ». En utilisation normale (estimée à 150 kg), l’allongement peut aller jusqu’à 5%.
Le jour de l’accident, au bout de 40 mètres de cordes, l’allongement dû au seul poids des cordistes était donc de un à deux mètres.
Des études menées aux États-unis par des fabricants de silos montrent que la traction exercée sur une victime ensevelie dans du grain peut monter jusqu’à 680kg en cas d’ensevelissement total. Bien au delà du poids d’un cordiste avec son équipement et ses outils.
Le Petit Mémento du cordiste indique également que ces cordes résistent à une charge de « 1500 daN minimum », soit l’équivalent de 1500kg. C’est ce qu’il s’est produit dans le cas de l’accident du 13 mars. Au moment de l’enlisement, sous la force du sucre s’écoulant, les cordes ne se sont pas rompues.
En revanche, entre le poids des cordistes et la force exercée sur eux par le sucre mis en mouvement, les cordes ont subi une charge largement supérieure aux 150kg d’utilisation normale.
Sous une telle charge, l’allongement des cordes a donc pu aller jusqu’à 20 % de leur longueur initiale, soit jusqu’à huit mètres de plus pour ces cordes amarrées à quarante mètres de hauteur.
Les cordistes étaient attachés, leurs cordes n’ont pas cédé, mais ils ont pourtant été retrouvés ensevelis sous des tonnes de sucre. Parce qu’elles se sont allongées au delà des valeurs d’usage habituelles.
Était-ce illégal d’employer des travailleurs sur cordes ?
Le père d’Arthur, récupérant les affaires de son fils, a eu la douleur de constater que la corde sur laquelle il était suspendu avait perdu la moitié de son diamètre sous l’effet de l’étirement.
Ainsi ce type de cordes était adapté pour une protection des chutes de hauteur mais pas pour un travail au contact de la matière dans un silo. Et donc impropre à protéger les cordistes des risques d’enlisement et d’ensevelissement.
D’autant que la législation impose clairement la prépondérance des équipements de protection collective (EPC) sur les équipements de protection individuelles (EPI) : «Il est interdit d’utiliser les techniques d’accès et de positionnement au moyen de cordes pour constituer un poste de travail. Toutefois en cas d’impossibilité technique de recourir à un équipement assurant la protection collective des travailleurs ou lorsque l’évaluation du risque établit que l’installation ou la mise en œuvre d’un tel équipement est susceptible d’exposer des travailleurs à un risque supérieur à celui résultant de l’utilisation des techniques d’accès ou de positionnement au moyen de cordes, celles-ci peuvent être utilisées pour des travaux temporaires en hauteur.» L’article R.4323-64 du Code du Travail est clair.
Les cordes, équipements de protection individuelle, ne doivent être utilisées qu’en dernier recours.
De plus, l’article L4121-2 du Code du travail donne obligation à l’employeur de respecter neuf principes généraux de prévention dont l’alinéa 8 stipule : « Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ».
Selon la direction de Cristal Union, l’utilisation de nacelles n’est pas compatible avec un silo alimentaire. Pourtant, le guide du Syndicat National des Fabricants de Sucre (SNFS) prévoit de manière tout-à-fait courante l’utilisation de nacelles dans les silos à sucre : « Pour effectuer ces travaux, certains silos sont équipés de rails permettant l’emploi d’une nacelle. Dans le cas contraire les entreprises ont recours à des professionnels appelés « Alpinistes » ».
Si une nacelle avait été utilisée, l’accident n’aurait jamais eu lieu
La direction l’ignore peut-être, mais certains silos à sucre du groupe Cristal Union sont équipés de ce type de dispositif, semblable à ceux que l’on peut voir sur les façades d’immeubles. Le rail métallique installé sur tout le périmètre du silo 4 en sa partie supérieure indique qu’une nacelle devait jadis être opérationnelle. Si c’était bien le cas, pourquoi a-t-elle été démontée ?
Quelques jours après l’accident, Carrard Services rédige un mode opératoire qui prévoit l’utilisation d’une nacelle à l’intérieur d’un silo à sucre sur le site Tereos, à Vic-sur-Aisne. On peut y lire : «Toujours faire le décrochage des blocs de sucre par le dessus en positionnant la nacelle au dessus des blocs.»
Déjà, cette priorité des protections collectives vis-à-vis des équipements de protection individuelle était stipulée dans l’arrêté du 24 mai 1956: « L’emploi de sellettes, corbeilles, nacelles, ou de tous autres dispositifs permettant le travail facile sans que le personnel ait à aucun moment la possibilité de rentrer en contact avec le tas de matières paraît être préférable à tous autres systèmes ». Cette mention est reprise mot pour mot dans le guide du SNFS.
Contrairement aux affirmations hâtives de la direction de Cristal Union, l’utilisation d’une nacelle est tout-à-fait compatible avec un silo alimentaire. Toute intervention dans le silo n°4, aux dimensions hors norme, appelait à l’utilisation d’un tel dispositif. Tout au moins tant que la trappe des sept mètres n’était pas dégagée.
Son utilisation, prioritaire à tous travaux sur cordes, était même recommandée par le guide SNFS !
Si ce simple point avait été respecté, l’accident n’aurait pas eu lieu…
« Nous, généralement lors de tels événements,
nous accompagnons les familles victimes »
Bien d’autres griefs d’ordre réglementaire, relatifs au plan de prévention, à l’information et la formation ayant fait défaut à l’endroit des travailleurs ont été reprochés aux prévenus lors de l’audience en première instance en janvier 2019.
En dépit des moyens financiers engagés pour leur défense, les condamnations sont tombées.
Malgré le peu d’empressement des instances judiciaires rémoises à nuire à « l’institution » Cristal Union dans la région.
Quelle que soit la suite de la saga judiciaire, des points resteront obscurs d’un point de vue moral et humain. Une indécence confinant à l’obscénité.
Cristal Union déclare par la bouche de Maurice Lombard, son représentant au sein des tribunaux : « Nous, généralement lors de tels événements, nous accompagnons les familles victimes. À ma connaissance, nous n’avons pas de contact à ce jour, d’autant que plus que certains habitaient très loin de la région rémoise ».
Sans s’arrêter sur un « généralement » lourd de sens, la seconde phrase dément la première sitôt énoncée.
Inconséquence ? Cynisme ?
Chez Cristal Union le temps semble s’être arrêté il y a belle lurette.
Avant 1956, date du décret précisant les règles élémentaires des interventions humaines dans les silos.
Avant l’avènement des moyens de communication qui rendent aujourd’hui possibles les contacts avec les gens ayant le mauvais goût de vivre « très loin de la région rémoise.»
Six morts chez Cristal Union depuis 2010
Inutile de préciser que le géant du sucre n’a jamais daigné esquisser le moindre geste envers les familles des victimes. Ni à l’attention des survivants.
Pas plus envers les proches de Quentin, enseveli dans un silo de la même entreprise cinq ans plus tard. Et ce, contrairement à ce qu’affirmait outrancièrement son PDG, Olivier de Bohan, en pleine assemblée générale des contributeurs de sa coopérative au centre des congrès de l’Aube, à Troyes le 14 juin 2018 (comme on peut le voir à la fin de ce reportage vidéo).
Aujourd’hui, le silo n°4 domine toujours la zone agro-industrielle de Bazancourt.
Sentinelle assassine. Repue de chair humaine.
En 2010 déjà, Jordan, ouvrier intérimaire, était tombé du haut de ses 54 mètres. Dans ce cas, la justice n’avait pas trouvé anormal qu’un travailleur puisse accéder librement à la toiture d’un tel édifice.
Ce silo est toutefois un peu moins inquiétant qu’auparavant. Il a quitté sa robe grise de pierre tombale. Des travaux d’isolation par l’extérieur ont été réalisés. Ils auront pour effet d’amoindrir l’humidité et les écarts de température à l’intérieur, limitant par la même occasion la prise en masse des cristaux de sucre qui s’y trouvent. Enfin une rénovation depuis sa construction, dans les années 70. Il était temps.
D’autant que l’arrêté du 24 mai 1956 préconisait déjà de telles mesures…
Le 21 septembre, au soir de l’audience en appel, France 3 Champagne évoquera l’affaire en un reportage éclair.
Durant un bref instant les habitants de Bazancourt se rappelleront Vincent et Arthur. Ils se souviendront peut-être de Jordan, de Quentin. Pourquoi pas de Jérémy, brûlé au troisième degré sur une grande partie du corps lors d’une opération de soudure, toujours chez Cristal Union.
Sera peut-être évoqué le décès de Pascal, dans la sucrerie Corbeilles en Gâtinais, en 2018. Et celui d’Eric, le jour de Noël 2019, à Pithiviers le Vieil.
Puis Bazancourt la tranquille, la chanceuse, la soumise, s’endormira, rêvant de fleurissement et d’équipements de loisir financés par l’agro-industrie prospérant sur son territoire.
septembre 2021
Éric Louis