PROCÈS DE L’ACCIDENT DE RÉGIS : récit de la journée d’audience et condamnation de la CAN

Crédit photo : France 3 Côte d’Azur

Le vendredi 7 mars 2025, l’entreprise CAN était jugée pour homicide involontaire sur la personne de Régis Brugière.
Le 27 août 2018, sans aucune formation en la matière, ce jeune cordiste de 38 ans est envoyé fragmenter un rocher à l’aide de cartouches pyrotechniques de catégorie P2.
Heurté à la tête par un éclat de roche au moment de l’explosion, Régis meurt sur le coup.

« Plaise au tribunal que je montre la photo du bonheur d’une mère, la dernière de mes trois beaux garçons en pleine forme, unis, joyeux, heureux dans leurs vies personnelles, pères de famille responsables et aimés. Voilà notre famille une semaine avant qu’elle ne soit détruite ! »

Il est midi. Pile au mitan de cette audience qui durera six heures. Martine est à la barre. Courageusement, elle livre sa pensée.
Sa vision des choses. Sa révolte. Son chagrin de mère.
Dignement, calmement, posément.
Comme elle l’a fait le matin même, droite face à la caméra des journalistes de France 3.
Comme elle l’avait fait face à celle de Franck, en 2021, devant les portes obstinément closes de la CAN, l’entreprise au sein de laquelle son fils a perdu la vie.
Les trois prévenus sont à quelques mètres d’elle. Têtes basses.
Plus de six ans qu’elle attend ce moment.

« Au vu de ce qu’il m’ apparaît dans ce dossier, rien n’a été mis en œuvre par les personnes jugées ce jour pour protéger leur ouvrier, je les qualifie d’imprévoyants, de désinvoltes et finalement d’incompétents puisque responsables par leurs manquements divers du décès de mon fils. »

Plus de six ans qu’elle attend des réponses à ses questions.

« Je veux comprendre comment des dirigeants de cette société ont traité le sujet de la sécurité avec tant de désinvolture. »

Questions auxquelles les dirigeants de la CAN n’ont jamais daigné répondre.
Et pour cause ! Bombardés de ces questions par l’avocat de la famille et par Grégory, au nom de l’association Cordistes en colère cordistes solidaires, qui s’est constituée partie civile, Cédric Moscatelli et Ludovic Mouche n’offriront que des réponses bredouillées. Des explications oiseuses. Une dérobade constante et insupportable.
Évoquant la responsabilité d’un lampiste. Jusqu’à celle de Régis lui-même. Inévitable ritournelle des inculpés s’agissant de la mort d’un de leurs employés. Desquels ils sont pourtant tenus de préserver la santé, et d’assurer la sécurité au travail.
Après qu’elle les a entendus, pour Martine la conclusion est claire : « Je considère que ces personnes, par leurs agissements manque de formation pour ce qui concerne Régis et manque d’information pour ce qui concerne l’ensemble du personnel ‒, méritent parfaitement d’être considérées comme hors la loi, et à ce titre durement réprimées. »

Martine retourne s’asseoir auprès d’Émilie, la femme de Régis. Et de Jennifer, la femme de Wilfried, un de ses deux autres fils. Trois femmes côte à côte. Trois femmes unies dans une même douleur. Trois femmes qui pleurent la perte d’un être cher. Puis d’un second. L’an dernier, Wilfried, le frère aîné de Régis, était emporté par la maladie.
Lui qui avait lutté pour l’avènement de la vérité n’assistera pas à l’audience du procès de la mort de son frère. Le malheur sait frapper plusieurs fois au même endroit.

Laurent, le cadet de la fratrie, est absent. Il vit en Australie.

Crédit photo : France 3 Côte d’Azur – JT 12/13 du 7 mars 2025

Les faits, rien que les faits

Ce lundi 27 août 2018, Régis Brugière rentre de vacances. Il est affecté à un chantier dans les Alpes-Maritimes. Sur la commune de Biot. Un bloc rocheux d’environ 1,5 mètre cube est posé en travers du chemin de la Brague. Plus qu’un sentier de promenade, ce chemin mène à un poste de la DFCI, la défense des forêts contre l’incendie. Placé tel qu’il l’est, le bloc est une entrave de taille à l’accès au poste.

Régis est là pour le fragmenter, afin qu’on puisse dégager le sentier. Son employeur, la CAN, prend régulièrement ce genre de commande. En l’occurrence, c’est le conseil départemental qui l’a mandaté. D’ailleurs, un représentant de cette instance est sur les lieux. Il doit encore se dire aujourd’hui que ça n’a pas été la meilleure idée de sa vie.

Régis est cordiste. Il a 38 ans et la vie devant lui. Il a deux enfants, Maddy, 5 ans, et Léo, 20 mois. Avec Émilie, son épouse, ils vont signer le vendredi même le compromis de vente de leur maison. Afin de donner aux enfants un cadre de vie favorable. Quelques travaux en perspective à ajouter à ses activités professionnelles. Peu importe, Régis ne manque pas de courage. Et puis c’est pour le bonheur d’Émilie et des enfants, alors…

Régis est cordiste, mais en ce lundi 27 août il n’est pas question de cordes, de baudrier, de descendeur. Le boulot va se dérouler sur le plancher des vaches. À hauteur de pâquerette.

A priori loin des dangers inhérents aux travaux en hauteur, qui engendrent leur lot de victimes chaque année.

La mission de Régis est tout autre, ce jour. Il est chargé par son employeur de fragmenter le bloc rocheux. Comment ? À l’aide de cartouches pyrotechniques de catégorie P2. En l’occurrence, de Mulvex. Un produit déflagrant selon les uns, détonant selon les autres. Explosif, dans tous les cas.

Une chose est sûre, Régis n’est titulaire d’aucune habilitation pour manipuler et mettre à feu ce type de produits. Plus étonnant, son chef non plus. Celui-ci possède tout juste un CPT, certificat de préposé au tir, propre aux explosifs classiques et qui ne lui donne aucune autorisation pour cette catégorie de cartouches.

Petit détail, l’exploseur et sa ligne de tir ont été oubliés à l’atelier. C’est avec une pile 9V achetée au supermarché que les hommes mettent en place le dispositif. Puis le chef quitte le chantier, ayant d’autres travaux à superviser ailleurs.

C’est seul que Régis procède à la mise à feu. Entouré à distance de ses collègues, et du technicien du conseil départemental. Mais, sans ligne de déclenchement adéquate, il se trouve bien trop près du rocher. Lors de la déflagration, une pierre l’atteint à la tête. Mettant un terme à son existence.

Sans formation, ni même une sensibilisation, comment Régis pouvait-il mesurer la dangerosité réelle de ces cartouches ? Comment pouvait-il s’imaginer le drame qui le guettait ?

Pourtant, c’est bien au regard de cette dangerosité que, depuis 2015, les utilisateurs de ce type de produits sont soumis à une formation spécifique et obligatoire (art. R.557-6-13 du Code de l’environnement). Plus largement, le Code du travail impose, en plus et depuis 1987, la détention d’un CPT (certificat de préposé au tir) pour le tir de tous types d’explosifs.

En 2016 et face à la recrudescence d’accidents impliquant des cartouches pyrotechniques P2, le ministère de l’Environnement adressait une alerte à l’ensemble des fédérations professionnelles, dont la FNTP (Fédération nationale des travaux publics), à laquelle la CAN adhère de longue date.

Cette alerte était ensuite largement relayée, notamment par la chambre des métiers et de l’artisanat de la région Rhône-Alpes, où se situe le siège de la CAN.

Rien n’y fait, à la CAN, mois après mois, plusieurs salariés dont Régis continuent de faire exploser ces cartouches sans formation et sans la moindre information sur ces alertes répétées. Pensant manipuler de simples « gros pétards ».

Plus de six ans après, le drame apparaît toujours dans sa tristesse infinie. Deux orphelins. Une compagne dévastée. Une mère anéantie.

Et une entreprise qui ne fait pas face à ses responsabilités. La CAN, dès l’accident, ne cessera d’en faire porter la faute sur ses employés. Sur Régis, tout d’abord. Les dirigeants arguent que Régis aurait volontairement utilisé le Mulvex, bien que n’étant titulaire d’aucune habilitation à cet effet. Et, de manière contradictoire, affirment que le Mulvex n’est pas un explosif. Que c’est juste « un gros pétard ». Par conséquent, ils ne sont pas en faute lorsqu’ils amènent leurs salariés sans habilitation à manipuler ces articles pyrotechniques.

Puis sur son chef, cordiste lui aussi, mais en formation interne pour devenir conducteur de travaux. Selon la CAN, ce chef n’aurait pas dû laisser Régis procéder au déroctage. Il sera d’ailleurs licencié pour faute grave. Servant ainsi de fusible. Seulement, les prud’hommes le blanchiront de toute faute justifiant son licenciement. Renvoyant alors la CAN à ses responsabilités pénales.

L’entreprise avait déjà brillé en n’assumant pas ses responsabilités morales. Les dirigeants, à la suite de l’accident, ont imposé un mur de silence entre les salariés et les membres de la famille de Régis. Ceux-ci sont allés récupérer son véhicule et ses effets personnels sur un parking de supermarché mitoyen du siège de la CAN dans un silence glacial.

Plus tard, en 2021, lorsqu’ils ont voulu poser des questions légitimes aux dirigeants, ils se sont heurtés à un service de vigiles, et à une porte fermée à clef.

En 2022, Martine, la maman de Régis, est venue s’exprimer à la table ronde des championnats de France cordistes, qui réunit tout le gratin du métier. Aucun cadre de la CAN ne s’est manifesté à elle.

Pendant ce temps, la justice, avec son inexorable lenteur, a fait son travail. Dans le secret de ses méandres. Martine aura eu beau solliciter le procureur, aucun élément ne lui aura été fourni sur l’avancement du dossier. La famille a dû se raccrocher pendant ces six dernières années à des espoirs sans fondement. À une confiance très hypothétique en la justice.

Crédit photo : France 3 Côte d’Azur – JT 12/13 du 7 mars 2025

Les cordistes sont là !

La famille n’affrontera pas l’épreuve de la justice seule. Les cordistes sont là. En masse devant le tribunal judiciaire. Les effectifs s’étoffant à l’approche de l’heure du début de l’audience.

Ils seront dans la salle également. Tout au long des six heures de débats. Attentifs, discrets, dignes. Respectueux de la parole de chacun. Même si certaines déclarations des prévenus et déclamations de leurs avocats portent à l’indignation. Faisant bloc derrière Martine, Émilie et Jennifer, comme une force silencieuse. Occupant et remplissant tous les bancs de la travée de droite. Dessinant un contraste saisissant avec celle de gauche, que seuls les prévenus et leurs avocats occupent. Ainsi qu’une femme, l’air grave et figée, isolée au centre de la travée.

Avant l’audience, une belle banderole de quatre mètres sur deux pavoise la grille du palais de justice : LA CAN : DES ANNÉES DE MISE EN DANGER AUX PRODUITS EXPLOSIFS P2… JUSQU’À LA MORT DE RÉGIS.

L’image sera belle pour les JT de France 3. Un large auditoire local. Une publicité dont les dirigeants de la CAN se seraient bien passé.

L’enjeu est là aussi. Sortir de l’omerta généralisée qui entoure les accidents de travail. Rendre visible la mort au travail. Autrement dit, la mort des ouvriers.

Nice matin ne sera pas en reste. Offrant à ses lecteurs une page complète le jour de l’audience. Et une autre page de compte-rendu le lendemain. Pas sûr qu’en l’absence de l’association une telle couverture aurait été assurée.

Crédit photo : France 3 Côte d’Azur – JT 19/20 du 7 mars 2025

Trois hommes sur le banc des prévenus

Au terme de la longue enquête judiciaire qui a fait suite à la mort de Régis, trois prévenus sont amenés à comparaître.

D’abord Laurent Martel, en sa qualité de chef de chantier au moment du drame.

Ainsi que Ludovic Mouche, alors chargé d’affaires, qui a vendu le chantier, et signataire d’une délégation de pouvoir.

Les deux en leur nom propre, en tant que personnes physiques.

Enfin, la CAN, en tant que personne morale, au travers de Cédric Moscatelli, son représentant légal.

Les trois sont accusés « d’avoir à BIOT le 27 août 2018, [ ] par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le réglement, […] involontairement causé la mort de Régis Brugière ».

Laurent Martel, le bouc émissaire

Aussitôt après l’accident, les dirigeants de la CAN, pressés de se dédouaner, mettent en cause Laurent Martel. À cette époque, il n’est qu’en formation pour devenir conducteur de travaux. Peu leur importe. Après une mise à pied conservatoire, et contre l’avis des membres du comité d’établissement de la CAN, il sera licencié pour faute grave le 3 décembre 2018. Jeté dehors sans indemnités.
Il contestera cette injustice auprès du conseil de prud’hommes.

Dans un arrêt du 15 octobre 2020, la cour d’appel de Grenoble donne droit à Laurent Martel, et condamne la CAN à lui verser près de 20 000 euros d’indemnités au titre des rappels de salaire sur la mise à pied conservatoire, de l’indemnité de licenciement et d’indemnité compensatrice de préavis.
Sur le fond, l’arrêt met en lumière « l’existence d’une tolérance ancienne de l’employeur » quant à l’utilisation récurrente de produits pyrotechniques « par des salariés de la SA CAN ne disposant pas du certificat de préposé au tir ». L’arrêt précise également « qu’indépendamment de la promotion de Laurent Martel au poste de responsable de travaux intervenue à titre probatoire sur le chantier en cause, Ludovic Mouche restait désigné en qualité de responsable des travaux pour le chantier du sentier de la Brague et était seul titulaire de la délégation de sécurité afférente, consentie par la CAN ».
La CAN forme alors un pourvoi en cassation, qui est rejeté le 1er juin 2022, rejet qui rend définitive sa condamnation par l’arrêt de la cour d’appel de Grenoble.
Malgré cette décision, Laurent Martel sera mis en examen pour homicide involontaire de Régis Brugière.
À la barre, il est le seul des prévenus à répondre avec sincérité et honnêteté. Ses réponses sont claires et directes. Sa voix rocailleuse, assurée. Malgré l’émotion qui l’étreint.
Il sera également le seul à ne pas fuir ses responsabilités.
À ne pas se défausser sur quiconque. Surtout pas sur Régis.
Le seul à ne pas quitter précipitamment l’enceinte du tribunal. On le trouvera discutant avec des membres de Cordistes en colère à sa sortie de la salle d’audience.
Lui fera face également à Martine. Laurent Martel est un grand costaud. Un gars de chantier. Là, devant Martine, il paraît tout petit. Présentant ses regrets sincères. Régis était son collègue. Son pote.
Le 27 août 2018, sa vie aussi a basculé. Beaucoup moins que celle des proches de Régis, concède-t-il volontiers. Mais on sent le bouleversement qui l’habite. L’émotion qui le traverse à l’évocation de l’accident, qui continue de le hanter.

Mouche et Moscatelli, unis pour le pire

Dès le début, la connivence des deux hommes d’affaires transpire. Leurs avocats sont assis sur le même banc. Pas de doute, il vont faire front. Pas des gars de chantier, eux. Des dirigeants sans états d’âme. Moscatelli a les euros, les millions d’euros qui lui sortent par la bouche. Les millions d’euros de sa boîte. Dans un reportage sur LCI, en 2017, celui qui a passé dix-sept ans chez Vinci ressassait à l’envi son antienne entêtante : « En 2012, nous réalisions 37 millions de chiffre d’affaires, actuellement nous réalisons 50 millions de chiffre d’affaires, et d’ici cinq ans nous envisageons de réaliser environ 80 millions de chiffre d’affaires. »
Difficile pour lui de laisser sa rhétorique néolibérale faire place à des considérations humaines.
Lorsqu’il s’y risque, le résultat est des plus surprenants. La présidente de la cour fait part de l’embrouillamini que lui paraît être l’organisation des chantiers à la CAN. Ainsi que les responsabilités des personnels, qui semblent à géométrie variable. Sans se démonter, le dirigeant explique à la cour que les hommes se voient attribuer des responsabilités et des prérogatives en fonction des chantiers sur lesquels ils sont envoyés travailler, sans qu’il soit tenu compte de la qualification qui apparaît sur leur fiche de salaire. Cette variable est ajustée en fonction des besoins de l’entreprise. Sans réelle corrélation avec les formations et les compétences des salariés. Subséquemment, sans adéquation avec leur niveau de rémunération. Ainsi va la gestion des ressources humaines chez le « pionnier des travaux sur cordes », ainsi que la CAN s’affiche sur son site internet.

Comment s’étonner dès lors que, chez ce pionnier, n’importe quel travailleur soit autorisé à utiliser des cartouches pyrotechniques de type P2, sans la moindre formation adéquate. Des dizaines l’ont fait, sans connaissance réelle du danger qu’ils couraient, jusqu’à la mort de Régis.

Moscatelli affirme la main sur le cœur que la CAN n’effectue que deux ou trois chantiers par an nécessitant l’utilisation de cartouches de type P2. Tentant ainsi de minimiser une pratique en infraction avec la législation en vigueur. Seulement, quand Grégory, au nom de l’association de cordistes, lui demande pourquoi la CAN a commandé 12 kilos de cartouches P2 en 2015, et 16 kilos à la mi-2016, Moscatelli peine à répondre. Et pour cause ! Pour fracturer un rocher de 3 à 8 mètres cubes, 100 grammes de ce produit suffisent !
Il est vrai que l’accusé a toute latitude pour mentir. Ne témoignant pas sous serment, il n’est pas tenu à la vérité. C’est ce que tout bon avocat s’empresse de dire à son client. Surtout s’il est en délicatesse avec la réglementation.

La présidente émettra également des doutes sur la capacité des dirigeants de la CAN à distinguer les documents importants inhérents à la sécurité des travailleurs. Elle souligne que, en lieu et place de la fiche de sécurité du produit, l’entreprise a fourni à la justice sa plaquette publicitaire. À l’heure où elle l’interroge à ce sujet, Moscatelli n’explique ni le pourquoi ni le comment. La présidente ironise sur le fait que les travailleurs se voient peut-être eux aussi remettre cette seule plaquette publicitaire. Doutant ainsi du niveau de préservation des ouvriers de la CAN.

Les déclarations de Ludovic Mouche sont à l’unisson de celles de son supérieur hiérarchique quant à leur caractère erratique. Tant sur la réglementation des cartouches pyrotechniques P2 et les formations adéquates pour les utiliser en toute sécurité que sur les responsabilités des uns et des autres. Et même sur les siennes. Bien que signataire d’une délégation de pouvoir qui lui met en main cette responsabilité de la sécurité des travailleurs et l’obligation d’en répondre pénalement devant la justice en cas de défaillance, Mouche persiste à désigner Laurent Martel comme responsable de l’accident. Au prétexte que celui-ci a quitté le chantier fatal pour aller en démarrer un autre, à deux heures de route. Qui a imposé cette contingence ? La présidente évoque le lien de subordination, une éventuelle pression mise sur les travailleurs.

Sur bien des points, Mouche est confus. Inintelligible au public, même. Pourtant, cette salle d’audience moderne ne souffre pas des carences acoustiques des antiques salles séculaires trop hautes de plafond qui composent encore bien des tribunaux. C’est bien qu’il bafouille. Bredouille. Hésite.
Même lorsque la présidente de la cour lui demande le montant de son salaire, il hésite, confus. La présidente lui répète sa question. Toujours aucune réponse. Son avocate, agacée, finit par se lever : « Mais répondez donc à la question, monsieur Mouche ! » Celui-ci annonce alors timidement ses 7 300 euros de rémunération mensuelle. Petite vague de réprobation dans la salle. Il est vrai que la plupart des cordistes émargent aux alentours de 13 euros de l’heure, n’atteignant pas les 2 000 euros bruts mensuels.
A contrario de Laurent Martel, sacrifié sur l’autel du sauve-qui-peut post-accident, Mouche a bénéficié d’une évolution de carrière appréciable. Chargé d’affaires au moment du drame, et bien qu’en étant présumé responsable au titre de sa délégation de pouvoir, il passe responsable d’agence moins d’un an après. Aujourd’hui, c’est en tant que directeur des opérations qu’il émarge. On espère pour lui qu’il est plus charismatique à ce poste qu’à la barre du tribunal.

Les avocats des deux hommes sont à l’unisson. Entretenant une confusion dans le déroulé des opérations lors du chantier, dans l’attribution des responsabilités. Lors de sa plaidoirie pour Moscatelli, Maître Julien se lance dans une ennuyeuse et rébarbative litanie pseudo-juridico-technique. Les tics de langage s’intensifiant à mesure que s’épuise sa faconde. Ses auditeurs auront eu à subir vingt-deux fois la locution « en la matière » en trente-cinq minutes. N’est pas ténor du barreau qui veut.

Maître Maillet est plus concise. Mais moins sobre dans la manipulation des émotions. Elle passe du ridicule à l’indignité sans sourciller. Affirmant sans rire que 200 employés vivent à cette heure tremblant dans l’attente du sort réservé à leur estimé responsable, Ludovic Mouche.

Puis elle désigne cette femme assise seule au centre de la travée, derrière elle, déclarant, des trémolos d’opérette dans la voix : « Madame Mouche ne dort plus depuis ce drame. » Cette dame souffre à coup sûr de la situation. Mais mettre en exergue son mal-être face à la douleur de Martine et d’Émilie, assises à quelques mètres, relève de l’obscénité. Heureusement, les jérémiades de cette avocate qui, en six heures d’audience, n’aura même pas retenu le prénom du défunt – le nommant par trois fois Rémi au lieu de Régis avant d’être reprise par la cour – n’auront duré que dix minutes. La plus courte plaidoirie s’agissant d’un homme dont les manquements pourraient être à l’origine de la mort d’un autre homme. Fût-ce de manière involontaire.

Ce ballet de l’indignité se terminera avec les excuses de Moscatelli, au nom de la CAN, à la famille. Qui ne les acceptera pas.

Des excuses de circonstances, stratégiques, face aux juges. Après six ans de silence, de mépris, de porte close.

Crédit photo : France 3 Côte d’Azur – JT 19/20 du 7 mars 2025

Un cordiste (très) en colère

L’association Cordistes en colère cordistes solidaires est partie prenante des débats. Elle s’est constituée partie civile. Au nom du préjudice causé aux travailleurs du métier, trop souvent victimes d’accidents de travail. Et pas seulement pour augmenter, par un rassemblement et le déploiement d’une banderole, la visibilité du procès. Ce que d’aucuns taxeraient d’esbroufe, de vaine agitation.
Non seulement le collectif est partie prenante dans les débats, mais il escompte y peser de tout son poids. Là apparaît le travail de l’ombre, loin de l’esbroufe supposée, de la vaine agitation critiquée. Des conclusions ont été rédigées, et remises à la justice. Dignes du travail d’un (bon) avocat, ce sont pas moins de 60 pages, argumentées et proprement rédigées, qui seront livrées à l’examen des juges, bien loin des 30 pages proposées par la CAN. Ainsi que 57 pièces annexes propres à étayer le dossier. Pour ce travail colossal, combien d’heures de sommeil sacrifiées ? Combien d’heures de loisir grappillées ? Grégory ne le dira pas. Il est un révolté de la première heure. Présent sur le parking de l’usine Cristanol à Bazancourt, en septembre 2017, si on lui avait dit qu’un jour de mars 2025 il plaiderait au sein d’un tribunal au même titre qu’un avocat, il aurait rigolé. Pourtant, il est là. Plaidant comme les avocats. Aussi bien, sinon mieux que la plupart d’entre eux.

L’avocat de la CAN soulèvera l’irrecevabilité de la constitution de partie civile de l’association. Arguments douteux à l’appui. La recevabilité sera déclarée valide ou pas au moment du verdict. En attendant, Grégory aura tout le loisir de faire son boulot de défenseur des travailleurs tout au long des débats.

En interrogeant les prévenus tout d’abord. Les questions sont précises. Et techniquement soutenues. Il s’agit là d’un ouvrier. Qui passe ses journées sur les chantiers depuis dix ans en tant que cordiste. Et qui monte en compétence régulièrement. Pas d’un avocat, aussi bon soit-il, qui ne sera jamais imprégné de la culture ouvrière. Qui ne maîtrisera jamais les arcanes de la technique et de l’univers du chantier.
Lorsque Mouche et Moscatelli, acculés, sont obligés d’abonder dans son sens, à leur détriment, leurs « oui » sont lâchés dans un souffle de regret. On ne peut pas toujours nier l’évidence.
Oui, les cartouches de type P2 sont stockées sans précautions particulières.
Oui, Régis transportait ces cartouches sans autorisation idoine.
Oui, la formation de Laurent Martel au poste de conducteur de chantier était incomplète au moment du chantier.
Oui, Ludovic Mouche était signataire d’une délégation de pouvoir.
Oui, quiconque à la CAN pouvait utiliser le Mulvex sans la formation spécifique requise depuis des années.
Oui, la fiche de salaire de Régis mentionnait « niveau II, position 2, coefficient 140 », sans aucune qualification permettant de lui faire endosser des responsabilités de chef d’équipe.
D’ailleurs, cet état de fait est corroboré par l’inspecteur du travail en charge de l’enquête sur l’accident : « Monsieur Brugière avait contractuellement la fonction d’ouvrier cordiste et ne disposait d’aucune formation pour occuper les responsabilités de chef de chantier ou de responsable de chantier. »
L’inspecteur du travail est présent à l’audience. Invité à intervenir à la barre, selon l’usage en vigueur dans ce type de procès, il en sera empêché par l’avocat de la CAN, qui invoque l’absence d’une citation à témoin en bonne et due forme. La présidente de la cour se contentera de lire un extrait de son rapport.
Dès le début de l’enquête, lors de leurs premières auditions, Mouche et Moscatelli s’étaient refusé à répondre aux questions des gendarmes. Leur remettant en lieu et place une même et unique déclaration écrite, finement rédigée par leurs avocats.
Le lendemain de la réception des conclusions de Cordistes en colère, la CAN dégainait une demande d’irrecevabilité de la constitution en partie civile de l’association. Espérant ainsi écarter les 60 pages et 57 pièces à charge contre elle.
Le jour de l’audience, l’entrave à l’audition de l’inspecteur du travail ne sera que l’aboutissement de cette constante tentative de dérobade face aux faits.

La CAN aurait-elle peur que des spécialistes du travail et des droits y afférents ne s’expriment librement ?

Lors de sa plaidoirie, Grégory est le seul qui dénoue les fils entremêlés à dessein de la classification des produits pyrotechniques à usage technique. Rendant ainsi évidentes les précautions nécessaires à l’utilisation de ce produit dangereux qu’est le Mulvex. Désignant de façon flagrante les manquements de la CAN en la matière.
Le seul qui cite les Codes du travail, de l’environnement, de la défense, qui encadrent strictement l’utilisation des produits pyrotechniques de type P2, pourtant considérés comme de « simples gros pétards » par la même entreprise.
Le seul qui liste la série d’accidents liés à l’usage de ces cartouches.
En France, de nombreux accidents sont recensés depuis 2011 qui impliquent des cartouches P2 de type « déroctage ».
La base ARIA (Analyse, recherche et information sur les accidents), gérée par le ministère de la Transition écologique, répertorie les incidents, accidents ou presque-accidents industriels et technologiques.

Au moment de l’accident de Régis, cette base recensait quatre accidents mettant en cause des cartouches pyrotechniques P2 de type « déroctage » :

  • Février 2011, à Biguglia, en Haute-Corse, un rocher explose à la suite de l’utilisation d’un marteau piqueur, qui a déclenché l’explosion de cartouches restées en place après un raté d’allumage : deux ouvriers blessés.

  • Juin 2013, à Vallauris, dans les Alpes-Maritimes, des débris de roche sont projetés en l’air et retombent sur un dépôt de bus voisin du chantier sous l’effet « coup de canon » d’un tir de déroctage : dégâts matériels, pas de blessés.

  • Octobre 2014, à Remire-Montjoly, en Guyane, un fragment de roche est projeté lors d’un tir de déroctage. Le fragment perfore une clôture et atterrit dans le jardin d’un particulier : dégâts matériels, pas de blessés.

  • Octobre 2015, à Cargèse, en Corse-du-Sud, le percement d’un bourrage au-dessus d’une cartouche restée en place après un raté d’allumage provoque une déflagration : un ouvrier blessé au visage.

Grégory est aussi le seul qui évoque le passif de la CAN, pourtant particulièrement lourd en matière d’accidents de travail.

 

Crédit photo : France 3 Côte d’Azur – JT 12/13 du 7 mars 2025

Il ressort du dossier que le casier judiciaire de la CAN fait mention d’une peine d’amende délictuelle de 20 000 euros à la suite de sa condamnation le 23 décembre 2015, prononcée par le tribunal correctionnel de Besançon, pour des faits d’emploi de travailleur sur chantier de bâtiment et travaux publics sans mesure de protection contre les chutes des personnes, et blessures involontaires par personne morale avec incapacité supérieure à trois mois dans le cadre du travail, survenus le 26 août 2008.
Pour Samuel Marie, la victime, le verdict est sans appel : deux vertèbres brisées à la suite d’une chute de six mètres. Il restera tétraplégique malgré 30 opérations et quatre ans de rééducation.Dans son livre Avance, bordel !, Samuel raconte son combat pour reconstruire sa vie après l’accident.

Au-delà, selon les informations à notre disposition (très probablement non exhaustives malheureusement), nous pouvons énumérer les accidents de travail suivants dont ont été victimes des salariés directs ou indirects de la CAN :

  • Pierre-Ange Debard, cordiste de 29 ans, décède le 25 février 2011 en chutant du haut d’un barrage isérois au-dessus duquel il œuvrait à la sécurisation de falaises pour le compte de la société TA3VSN, alors majoritairement détenue par la CAN, puis définitivement dissoute et transférée à la CAN par acte du 21 janvier 2013.

  • Lionel Rual, cordiste de 52 ans, décède le 27 septembre 2011 en chutant d’une falaise dans les gorges de la Bourne, sur lesquelles il travaillait pour le compte de la CAN, toujours dans le département de l’Isère.

  • En 2022, le jeune maçon d’une entreprise sous-traitante de la CAN fait une chute mortelle : Gaël Dalex, jeune maçon âgé seulement de 22 ans, décède le 15 novembre 2022 en chutant de 70 mètres alors qu’il travaillait sur un chantier commun de la CAN situé dans la vallée de la Pinée, dans les Alpes-Maritimes.

  • En juillet 2021, deux cordistes sont gravement blessés dans deux accidents successifs sur un même chantier géré par la CAN pour le compte de la SNCF, le chantier des Beaurières :

– Sébastien G., cordiste blessé le 20 juillet 2021 lors d’une chute en roulades le long d’une pente.
– Baptiste B., cordiste sérieusement blessé le 27 juillet 2021 après avoir été percuté par des pierres détachées en amont de la zone où il était affecté à du débroussaillage.

  • Le 8 novembre 2023, Grégory P., un autre cordiste, intérimaire pour le compte de la CAN, est gravement blessé à la jambe, lourdement heurté par un bloc de pierre qui a chuté.

À la lecture de ces faits avérés, il sera loisible à chacun de considérer que la présence sur le banc des prévenus de la CAN, et des membres éminents de sa hiérarchie, est due au simple hasard, à la malchance, ou au contraire à une récurrence de l’impréparation et de l’improvisation du travail dans l’entreprise. À son laxisme face au cadre du Code du travail, des conventions collectives.

Loin de se remettre en question, Mouche et Moscatelli préfèrent conclure par « l’imprévisibilité » du comportement de Régis pour expliquer, voire justifier son accident. Et partant, sa mort.

Dur à entendre pour la famille.
Dur à entendre pour celles et ceux qui tous les jours triment sur ce type de travaux. Sous l’égide de ce type de dirigeants. Et qui, comme l’a rappelé Grégory ce jour, peuvent être amenés, bien trop souvent, à « crever sur les chantiers ».

16 h 15, l’audience se termine.
Les réquisitions de la procureure sont tombées.
Pour Laurent Martel, 24 mois de prison avec sursis, et 10 000 euros d’amende.
Pour Ludovic Mouche, 30 mois de prison avec sursis, et 15 000 euros d’amende.
Pour la CAN, 70 000 euros d’amende. Soit un millième de leurs 70 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. L’équivalent d’une vingtaine d’euros pour un smicard.

La proposition émise par Cordistes en colère de mise sous surveillance judiciaire de la CAN concernant les éléments de sécurité des travailleurs n’a pas été retenue.
Dommage.
C’est pourtant bien la seule peine qui aurait du sens face à ce type d’entreprises.
La seule peine utile pour les nombreux salariés qui risquent encore leur peau sous leur subordination.
La seule peine réellement dissuasive.
Contrairement à un simple sursis et une amende probablement déjà provisionnée…

Crédit photo : Cordistes en colère, cordistes solidaires
DÉLIBÉRÉ :
Mercredi 16 avril, le tribunal a rendu son délibéré.
Il condamne la CAN (70 000 euros d'amende) et son chargé d'affaires Ludovic MOUCHE (30 mois de prison avec sursis + 15 000€ d'amende) pour homicide involontaire. Laurent MARTEL, chef de chantier, est entièrement relaxé.
Une indemnité de 10 000 euros est accordée au frère de Régis. Pour ses enfants, sa femme et sa maman, l'attente se prolonge avec la fixation de l'indemnisation qui est renvoyée au civil devant le Pôle social.
L'association Cordistes en colère cordistes solidaires est reconnue partie civile. La CAN et Ludovic MOUCHE sont condamnés solidairement à lui verser 5 000 euros de dommages et intérêts au titre du préjudice collectif porté à la profession.

Les condamnés ont dix jours pour faire appel.

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